Qu'est-ce qu'un terrain dans un jeu de balle ? Au pire, une surface qui se fait oublier, sauf quand elle n'est pas bien entretenue. Une planéité d'accueil sur laquelle les joueurs évoluent et où la balle roule, avec des effets et des rebonds comme si elle était une particule élémentaire calculable - ainsi du parquet luisant ou de la surface synthétique où les baskets crissent et de la pelouse impeccable où s'agrippent les crampons du foot. Billard, effets, calculs, courses et arrêtés "au quart de tour". Au mieux c'est un miroir mécanique, principe des ressorts d'un rebond au principe du jeu, mais en droit prévisible - et dont la vitesse est variable : gazon, terre battue et plastique du tennis. Quel ennui, ce sol qui porte si mal son nom de terrain, lequel vient de "terre" !
Le terrain du rugby garde les épices de la terre, sa sécheresse, son humidité, sa dureté, sa mollesse, sa viscosité, et cette réjouissante boue qui allonge les aplatis, fait déraper le crampon virant, déchausse le lourd pilier dans sa poussée, fait hoqueter l'en-avant, poisse la balle, macule le maillot d'une glorieuse salissure...
On ne se contente pas d'y évoluer comme des anges qu'on n'est pas.
On ne s'y vautre pas complaisamment pour simuler quelque douleur imaginaire mais pénalisante pour l'adversaire : on y tombe lourdement et nécessairement, constitutivement, parce que le jeu le veut. Parce qu'on est soi-même un corps grave, parce qu'on est plaqué ou qu'on plaque, parce que la mêlée s'effondre, parce qu'on aplatit l'essai.
La trilogie corps du joueur - balle - terre se conjugue, deux à deux, trois à trois, dans l'espace et dans le temps : contact nécesaire de la balle et du sol avant le coup de pied, rebond du drop, lâcher prise du joueur à terre.
Elle atteint son apothéose et son cas spécial au moment de l'essai, validation du triple contact unissant joueur+balle+sol.
Enfin le sol n'est pas un simple lieu, un site ou un moyen : c'est un véritable partenaire où il faut prendre ses appuis, eux aussi variés, lourds ou aériens, pour sauter ou pour s'affaler, pour virer, pour se retourner sur le côté comme un demi-scarabée, pour s'immobiliser, pour s'élancer, pour faire ployer les nuques adverses.
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