Sur le livre de L. Bénézech Anatomie d'une partie de rugby (3e et dernière partie)
L'immédiateté rustique du texte, l'urbanité décalée des photos
Décidément, je n'apprivoise pas le livre de Laurent Bénézech Anatomie d'une partie de rugby (éd. Prolongations), il me glisse des mains, me fait commettre des "en-avant"... Pourquoi ce sentiment de porte à faux qui fait que je ne peux ni l'adopter ni le délaisser ?
Comme je le soulignais précédemment, l'ouvrage se penche sur des notions et des affects, à l'exclusion de toute référence singulière - histoire, noms propres. Or on pourrait penser que, composé à parts égales de textes et de photos, les textes expliquent des notions, réservant la monstration directe des affects aux photos. C'est l'inverse : belle idée assurément, mais si les photos (remarquablement choisies) relèvent hautement le défi, il n'en va pas toujours de même pour le texte.
A quelques brillantes exceptions près (de beaux chapitres sur "La Passe"... où toutes sont passées en revue p. 78, sur "l'En-avant" p. 80 ou encore sur "La Touche" où est avancée une très convaincante comparaison avec la danse contemporaine), le texte ne décrit pas, n'explique pas, ne conceptualise pas : il entend se placer à l'intérieur d'un psychisme - celui du joueur, celui du supporteur - pour le réactiver chez le lecteur. Ce sont donc des états d'âme qui, par des monologues, des dialogues intérieurs, des apostrophes, se succèdent dans une écriture qui recourt trop souvent à des palliatifs et des marqueurs d'insistance : majuscules hurlantes, italiques, exclamations, points de suspension.
A force de vouloir être en sympathie avec le lecteur initié censé se reconnaître dans ces procédés détournés, cette écriture faite d'extériorité s'aliène le lecteur quelconque parce qu'elle est trop souvent un clin d'oeil à celui qui est dans le rugby comme un poisson dans l'eau.
On m'objectera que tout texte intéressant produit un sentiment d'étrangeté. Certes, mais il le produit pour tous, et surtout pour ceux qui croient être en terrain familier. Le poète est capable de me rendre ma propre langue lointaine, étrangère : il l'arrache à l'idiome et la met en déroute pour la révéler. Or ici, c'est au contraire le parti-pris de familiarité et si j'ose dire de consanguinité qui domine le texte : le rugby y est ramené à son intimité, à ses affinités indicibles, il forme un cercle et une famille resserrés à laquelle je n'appartiens pas.
Et d'ailleurs je ne suis nullement invitée. Le chapitre "Les Joueurs" (p. 24), chef d'oeuvre de littérature identitaire, me le fait rudement savoir. Ils sont plaisamment présentés sur le modèle d'une famille agricole, attablés autour du père, rompant un pain immémorial, à des places immuables depuis des générations. En toile de fond, des figures féminines figées dans ce que l'imaginaire collectif a de plus redoutable : une mère castratrice (l'entraîneur), une fille à séduire, et "quelques salopes malpropres" - allusion aux chansons paillardes de la 3e mi-temps (les épouses, quant à elles, en prennent pour leur grade dans le chapitre sur "L'Essai" p. 122 qui met aux prises un idiot de joueur et son imbécile de femme).
Dans ce tableau rustique on ne sait qui est le plus à plaindre, chacun occupant une place qu'il n'a pas choisie, mais qui lui a été attribuée par une destinée (son gabarit, son rang de parenté, son sexe, son âge, sa condition...) le mettant perpétuellement hors de lui et jamais en exigence d'être lui-même. Tout le contraire de l'héroïsme : rien que les vertus conventionnelles d'un régime révolu ! Et le coaching est arrêté depuis belle lurette ; aucune place à prendre, aucune circulation ne vient aérer ce tableau étouffant: jeunes urbains, passez votre chemin, on n'a pas besoin de vous.
Il ne suffit pas de peindre des paysans dans une touchante scène de genre nostalgique pour parvenir à la cheville d'un Mistral, et encore moins à celle d'un Virgile.
Alors quel soulagement de quitter la page écrite pour aller poser son oeil à côté, au revers, en marge, en hors-texte et de voir sur ces magnifiques et judicieuses photos tant d'innovation, tant d'ouverture, tant de questions, tant de réflexion, tant d'aspérités, tant de sollicitations pour la pensée, tant de décalages, tant de bougés, tant de cocasseries aussi : toute cette rigide consanguinité est balayée, remise en question et décoiffée par le talent, l'élégance, la présence d'esprit, le doute, et par un usage inventif de la force, lesquels n'excluent pas les maladresses ni les échecs.
A elles seules, les photos parviennent à faire comprendre, parfois malgré le texte qui les environne, comment la civilisation héroïque a su traverser les âges, s'extraire des villages et des terroirs pour n'en retenir que les saveurs exquises, circuler à travers le monde, se griser d'autres chants que de paillardises, et se greffer sur le monde moderne.
[N.B. La photo de la p. 83 (F. Nataf, L'Equipe) est celle de mon exemplaire personnel du livre. Elle est publiée à des fins strictement didactiques, en illustration directe des propos tenus dans cet article.]
Voir le premier article "Un purisme du concept et de l'affect"
Voir le deuxième article "Le rugby serait-il démocratique par nature ?"
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Commentaires
bravo pour toutes ces brillantes analyses. Au passage, pensez donc à faire plus trivial, autant d'intelligence condensée en aussi peu d'espace amenuise nos pauvres vélléités d'agit prop salement cogitantes" ( je plaisante bien sur) Même si parfois, leur dureté me semble un tantinet déplacée ( mais il est vrai que la critique laquelle " bene amat, bene castigat" se doit d'avoir la dent dure pourvu qu'elle ne soit pas creuse ( la dent, oui bon c'est le mois d'out, le cortex se distend à l'unisson de nos ceintures abdominables etc..) et tel n'est pas votre cas) vis à vis d'un ouvrage dont le but est bien plus simple et beaucoup moins "prétentieux" que vous ne semblez le penser. A savoir faire revivre, de l'intérieur, l'intimité du joueur ( et que l'ouvrage s'adrese en priorité à tous ceux ayant déjà trouvé à disputer d'apres joutes rugbystiques est un parti pris clairement affiché et la restriction en ce cas me sied) à travers le passage en revue ( avec forces reminiscences olfactivo- affectives qui là encore frappent justes) toutes les étapes fondatrices jalonnant ce véritable parcours initiatique qu'est une partie de rugby. Pour ce qui est du chapitre intitulé " la famille", elle reprend , sur un mode certes rustique ( mais le rugby rural est une composante à part et presque essentielle dans le paysage très sud-ouest de ce sport, en France bien plus divers qu'il n'y parait, d'ailleurs nettement moins marqué par la filière universitaire ( lire le bouquin d'entretien galthié - lacouture, ed Dalloz) certes rustique donc ( mais de cette rusticité tout à fait ariègeoise, une scène réussie à mon humble avis de régionnal de l'étape)la vielle antienne selon quoi une équipe de rugby serait en quelque sorte un village en miniature ( soit une sorte de sociologie à l'usage du monde), passage à mon sens bien plus empreint de truculences, où entre, il me semble, un certain second dégré, qu'exclusif à l'égard des femmes. Même s'il est vrai, une autre composante de notre sport ( Tillinac le suppose avec ses façons "romantiquement bougonnes" à longueur de pages) que l'image de la femme correspond, au pays des " bestiaux et des bourriques" à sa stricte représentation hétéro-beauf. C'est en cela que le livre de L. Bénézech me fascine. Parce qu'il porte en son corps même les contradictions qui font l'essence élaborée du rugby qui est, à l'inverse de ce que peut penser Domenech, l'Héllébore du sport collectif.
Si je n'aimais pas le livre de Bénézech, je ne lui aurais pas consacré 3 articles.. J'ai fait état de mes sentiments ambivalents, ce qui est aussi une manière de dire que le livre est analogue à son objet : pétri de contradictions assumées. Je dois avouer que, en tant qu'auteur, j'aimerais bien avoir des critiques comme ça !
Pour ce qui est de l'ambition du livre, je maintiens qu'elle est assez élevée, ne serait-ce que par l'audace de faire l'impasse sur les noms propres. Et la 4e de couverturedit qu'il s'adresse bien à tous, pas seulement aux initiés.
Pour la composante rurale (ou plutôt ruraliste, car je n'ai rien contre la campagne !), elle est bien sûr essentielle (j'en ai déjà touché quelques mots sur ce blog) mais ça ne m'empêche pas de dire qu'elle me donne parfois des boutons ! Il existe aussi une tradition urbaine du rugby qui ne se réduit pas à sa branche universitaire.
Et il me semble qu'il y a une nouvelle composante urbaine dont le livre de L. Bénézech ne fait pas état mais dont il témoigne a contrario par sa position "réactionnaire" - je n'utilise pas du tout le terme de manière péjorative ni politique : j'entends par là une réaction au sens strict, une manière de rappeler une tradition au moment où elle est peut-être sur le point de se perdre ou d'être absorbée dans autre chose.
Et merci pour ce beau commentaire !
Oui, oui, au sujet de cette tradition urbaine de l'ovale qui ne se réduit pas à sa branche universitaire, vous avez tout à fait raison. Souvent coupable de mes emportements, simple suiveur du tour de mes émotions, je manque de votre rigueur de penseuse...oui, oui il fallait traîner du côté du fort d'Aubervilliers, au temps de l'Asptt Paris ( dans le nord vous aviez l'équipe d'Arras qui longtemps s'entêta à tenir le haut du pavé de l'élite) pour voir une foule rudement hétéroclite se consumer d'émotion à l'écoute atentive de la parole ardente d'un tas de missi dominici confédérés paysans avant l'heure (certains ailiers au zèle Dominicien) Ou encore, flaner derrière les mains courrantes de Clichy ( Cher au grand et valeureux Betsen qui n'hésita pas à dérouter le bus de Biarritz après le tître de 2002 pour que les loustics puissent tâter le bois du bouclier...tout Serge ça) de Gennevilliers ou de Bobigny ( Le petit Courrent et Yves Donguy sont issus de ce creuset) pour voir tant de jeunes pousses prendre au terreau ( combien dans le XV tricolore d'Hier sont issus de la Formation Massicoise), et regarder ( avec nos airs de Mr Jadis, j'y tiens en vieux con trentenaire) toute cette sauge sauvageonne essaimer en semant ( au temps du Sms qu'est-ce qu'on essaime!) ses révoltes, dans un cadre certes restrictif mais, enfin et surtout, plus aimant...
Vous avez trouvé bien plus de références que je n'en avais... merci! en particulier, je ne connaissais pas l'histoire du bus dérouté par Serge, très beau geste, plein de signification.
Le rugby urbain se porte de mieux en mieux, en rose ou pas.
Quant aux terres au nord de Paris, je les connais un peu... à commencer par l'Oise que vous célébrez ailleurs (le village dont je parle dans l'article "La Choule ou le rugby archaïque en lange d'oïl" est situé dans l'Oise!), puis l'Aisne où j'ai été professeur de philo et enfin le Nord-Pas-de-Calais comme vous le savez...
On pourrait peut-être rappeler ici l'adresse de votre blog Rugbymane ?
http://rugbymane.blogspot.com/
c'est fort aimable à vous...dans quel coin de l'ariège prenez-vous vos quartiers d'été? simple curiosité de chat, je suis natif du pays de sault, pas loin de Lavelanet...
>Benoit, je vous réponds par mail privé.
j'ai bien reçu votre mail. j'y ai à mon tour répondu ( par mail privé)