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La professionnalisation. Sur le livre de Gatlhié et Lacouture

Réflexions sur la professionnalisation : travail et re-création. Le "désentraînement".
A partir de l'entretien entre Jean Lacouture et Fabien Galthié : Lois et moeurs du rugby, Paris: Dalloz, 2007

par Mezetulle 

Un tout petit livre, grand comme un paquet de cigarettes, pétillant d'intelligence, fait le tour sous forme brève des questions de jadis, naguère, aujourd'hui et demain au sujet du rugby. La collection qui l'accueille, à la frontière du droit et de la sociologie, ne s'y prêtait apparemment pas mais si l'on y réfléchit bien, quoi de plus représentatif du rapport entre loi et coutume que le rugby? quel sport d'équipe est plus intéressant dans la complexité de ses règles et la souplesse de leur applications?

On y trouvera, sur le ton de l'entretien mais sans rien céder à l'exigence de la pensée la plus fine et de l'élégance d''expression, des réflexions brèves et denses sur les principes, le nombre, la variété, les règles et leur évolution, l'ovale, le score ("les points du bonheur"), l'arbitrage, la violence et son apprivoisement, les grandes nations du rugby et une foultitude d'autres choses encore. Par exemple, au sujet de l'implantation inégale du rugby en France, on est soulagé de lire une explication résolument et purement politique (puisqu'il s'agit de volonté, en l'occurrence de mauvaise volonté) sous la plume de Fabien Galthié : "les éducateurs d'Agen ou de Toulouse ne veulent pas s'installer à Quimper ou à Arras" (p. 110). C'est très simple, tellement simple et lumineux qu'on s'en veut de ne pas y avoir pensé. Quelle santé dans l'exercice du bon sens - dont on  voudrait qu'il soit un peu mieux partagé ! medium_LacoutureGalthié.jpg

Un chapitre a particulièrement retenu mon attention.
Intitulé "Savoir aérer la vie des joueurs", il prolonge quelques autres moments de réflexion sur la professionnalisation. Tout a été dit et rabâché sur les "dangers", de la professionnalisation, sur ses méfaits, et surtout de la manière la plus vulgaire  - ça "pourrit" le sport, il y a trop de fric, on nous gâche nos belles traditions, etc. Comme si un talent dont la carrière est courte n'avait pas le droit à la reconnaissance matérielle. Comme si l'amateurisme n'avait jamais été accompagné de pratiques "marron" (les "enveloppes") de type paternaliste ou féodal avec leur cortège d'asservissements. J'ajouterai : comme si on devait passer sous silence la lutte des classes qui au nom de l'amateurisme a longtemps imposé la loi des artistocrates et des rentiers, de ceux qui ont du loisir pour faire du sport.
Mais le dialogue entre Galthié et Lacouture aborde un autre aspect qui me semble particulièrement d'actualité après la défaite du XV de France contre l'Argentine. Galthié envisage la question du côté "moral" - non pas la morale prêchi-prêcha habituellement déversée sur cette question à grands coups de chapeau à panache en toc façon Cyrano de Bergerac (ce loser) - la morale comme conduite quotidienne de vie, comme "praxis" : le travail qu'on effectue sur soi-même. Voici un extrait (p. 126) :

L'une des questions que pose le professionnalisme est celle du temps libre donné aux joueurs, pour qu'ils aient envie de se revoir ; il faut entretenir l'enthousiasme, la passion. Pour moi, la "récupération", ou ce que j'appellerais "le désentraînement" sont absolument essentiels. C'est la condition d'un équilibre fondamental. Il faut aérer la vie des joueurs.

Effectivement, le plus grand péril de la professionnalisation, c'est que les joueurs ne jouent plus, ils travaillent, et de ce fait ils risquent d'être pris dans la logique de la culpabilité, de la dette : cela peut devenir un étouffoir qui les rend mauvais à tous les sens du terme... Faire de sa passion son métier, pas si facile : lorsque j'ai envisagé de devenir professeur de philosophie, j'ai eu cette peur d'étouffer ma passion en la faisant entrer sous le régime de la "vraie vie", du sérieux de l'ennui. Il était vital pour moi de faire aussi autre chose : de la musique, de la montagne... aller au théâtre, regarder les matches de rugby !!! Autrement dit : jouer, vivre une autre vie par fiction, pouvoir se payer le luxe d'être autre pour pouvoir être soi-même.

La surpréparation est, on le sait bien, une mauvaise chose : elle survient lorsqu'on pense qu'on n'en fait jamais assez, jamais assez longtemps. Et tout ce qui a une odeur de culpabilité, de dette, est triste et mauvais, affaiblissant. La coupure est donc nécessaire : il faut vivre autre chose que la "vraie vie", il faut vivre sous forme de fiction, jouer, aller au cinéma, au théâtre, "se faire du cinéma". Comme on dit à l'école, il faut des récréations : de la re-création de soi.

Cette réflexion est très simple et très profonde. Elle souligne que, en devenant professionnel, le rugby peut perdre son aspect "ontologique", "gratuit" ou "libéral". Il le perd de façon certaine si les joueurs sont mis au régime de la dette et de la culpabilité, qui se traduit en continuité étouffante sans possibilité d'en sortir. Si on m'avait demandé de faire de la philosophie 24h sur 24 en m'enfermant dans un lieu idéal avec super-bibliothèque, salles de cours luxueuses, etc., cette passion serait devenue pour moi un enfer, pire : j'aurais fait de la mauvaise philosophie, j'aurais mal fait. Et mal faire, c'est faire le mal et se faire mal. Pour conserver le moment libéral et gratuit (caractéristique du jeu) d'une passion lorsqu'on en fait son métier, on doit s'y donner à fond certes, mais une partie du temps seulement, un temps raisonnable de travail. Sans se mutiler par une monomanie. Il faut prendre l'air. Galthié conclut le chapitre par une phrase audacieuse : "il faut savoir raccourcir les entraînements".

La question du temps et de la fréquence est donc décisive. Les tyrans et tortionnaires sont passés maîtres dans l'artmedium_WPerec.jpg d'organiser la vie des autres de façon à leur boucher tous les points de fuite, y compris et surtout celui qu'ils puisent dans leur propre pensée. On relira à ce sujet le plus beau et le plus terrifiant roman qui a été écrit sur le sport ainsi dénaturé et transformé en étouffoir: W ou le souvenir d'enfance de Georges Perec (1).

1 - Paris, Denoël, 1975 (nombreuses rééditions). Pour ceux qui veulent se prendre la tête sur cette question, La Choule se permet de renvoyer à l'article en ligne de Catherine Kintzler "Sport, jeu fiction et liberté".

 Sommaire du blog

PS.1  Vu le match Angleterre-Afrique du Sud à la télé. Quelle belle leçon de rugby. Admiré le savoir-faire de Du Preez, le calme olympien et la grâce de Montgomery, la rapidité de Habana... TF1 a fait un peu de progrès dans le cadrage et le commentaire, vous ne trouvez pas ?

PS.2 La Choule passe à Radio classique jeudi 20 septembre à 8h40 et à la télé FR3 le même jour, à 22h30 (émission "Ce soir ou jamais" consacrée au rugby). Ah! Alain: je n'oublie pas Radio Suisse romande le même jour à 13h (en duplex de leur studio de Paris)... Presque une journée d'homme politique faisant le tour des plateaux un soir d'élections... épuisant ! 

Commentaires

  • Sans vouloir polémiquer plus que ça, on voit le bénéfice des 35h comme formidable bouffée d'oxygène dans un milieu professionnel stressant pour les sportifs de l'Ovalie et les profs, les pros...
    Sinon sur TF1, à part le coup de la neige en haut de l'ascenceur...j'ai encore bcp de mal et je ferai une note sur les perles de telefootby...
    Et je vais essayer de t'écouter ou te voir... Laches-toi, on sera tous là ... au soutien et n'oublie pas les fondamentaux...Aux Jambes!

  • et ce matin, pas de "Rugby Magazine" sur la 3 ?!? Warum ?

  • Passe croisée…

    La passe pour les alcôves, trottoirs humides ou autre bois sombre parisien est très souvent payante…Au rugby bien que tout aussi intéressée, la passe est toujours offerte !
    La passe ovale est un don, une offrande de soi même. Une obole répétée dans la quête dominicale des jubilations sportives…D’ailleurs sur le pré la passe est changeante. Elle peut-être tour à tour, dans l’axe, à hauteur en profondeur, voire vrillée ou même…sautée, ce qui nous amène par inadvertance à croiser notre passe avec la susdite initiale et payante…
    Du reste au rugby, la passe n’est pas éjaculatoire, ce n’est pas un but, une fin. Elle est tout simplement la continuité d’une action, d’un mouvement, le prolongement de soi-même…Seule la transmission est importante, qu’importent les sacrifices, quels que soient les tourments, la Passe doit ricocher, rebondir et continuer jusqu’à atteindre le lieu divin et espéré de l’entre pagelles…
    Comme quoi l’écart n’est pas si grand entre la passe sportive vertueuse et celle moins athlétique et glorieuse dispensée dans des « stades » aux tribunes moins garnies…
    Pour la coupe du monde, quelques souteneurs cathodiques se sont emparés des charmes rebondissant de notre Ovalie. Faisant passer sans vergogne nos passes désintéressées sous les tristes lampions des maisons télévisuelles et closes…Hôtels blafards décorés de bouquets tristes et nauséabonds, comptant sur la beauté juvénile de nos passes alertes pour attirer vers eux les clients tourmentés que nous sommes…
    Mon amour pour la passe y résistera-t-il ?

    Le rugby et ses joueurs seront-ils conduits à céder leur âme, charmes et philosophie de vestiaires et comptoirs à des lucarnes abrutissantes qui ne veulent à travers eux que vendre toujours et encore plus la seconde de lessive, assurance et autre jambon de gondole…Avant de se « désentraîner » ne faudrait-il pas réfléchir à qui profite la fuite…..

  • Faut pas rester là Christian ! Même si la place est plaisante...allez ouste... faut faire un blog, un vrai ... passe, passe...Aux jambes !

  • >Christian, Lio a raison : il faut ouvrir un blog de toute urgence...! Les essais, surtout s'ils sont brillants, demandent à être transformés!

  • Moi aussi je suis d'accord!

  • Décidément les filles veulent toujours me "bloguer" aux jambes...Et moi je ne me laisse pas faire...je raffûte - je cadrage déborde et j'écris au fil de mes pensées ovales tout au long des blogs, forums et autres ports accueillants que je trouve durant mes traversées inter-nautiques...Le plus souvent sous le pseudo de "pierrot la tombal"....

    Je voulais chère mezetulle, vous faire découvrir un bouquin que j'ai commis. Je voulais le faire discrètement par mail(ou mel comme vous dites...), mais n'arrivant pas à vous joindre par un contact plus "intime", je vous laisse mon message ici...

    Vous pourrez découvrir "A coeur ovale" sur le site acoeurovale.com

    Pas de méprise! je ne viens pas chez-vous faire une triste réclame... Mais,j'aime votre approche du rugby, j'aime votre vision, vos écrits...J'espère modestement que vous goûtterez un peu aux miens

    PS: Les photos de mon comparse T. Bianchin sont sublimes!

  • >Christian, je viens de jeter un coup d'oeil sur le site http://acoeurovale.com
    C'est une magnifique découverte. Je vais bien sûr commander le livre.
    Je vous réponds par mél.

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