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histoire

  • La Planète ovale de J-Y. Dhermain

    Sur le livre de Jean-Yves Dhermain La Planète ovale. Dans les coulisses du rugby mondial
    ou le Tableau historique des progrès du rugby

     par Mezetulle

    Le livre porte bien son titre. Sous un aspect lisse - quoi de plus banal en apparence q'une série de monographies consacrées aux 20 meilleures équipes présentes lors de la Coupe du monde en France ? - et dans une écriture fluide qui enchaîne des récits assez alertes, l'ouvrage de Jean-Yves Dhermain La Planète ovale. Dans les coulisses du rugby mondial (Préface Serge Blanco, Tours, CLD éditions, 2007) aplatit le globe et rend une forme étrange à une planète dont la rotondité n'est pas sans accroc.

    Bien sûr, et c'est la moindre des choses, on y trouvera l'histoire, souvent passionnante, des grandes formations nationales : de quoi satisfaire la vue somme toute restreinte de l'amateur traditionnel. Le moyen d'échapper à la énième célébration épique de Jean Prat et de Lucien Mias, à la poisse de medium_Dhermain.jpgWilkinson, aux mensurations de Lomu, à l'ubiquité foudroyante de Keithwood, au ballon dans le brouillard à Bristol en 1908 ? Du reste, pourquoi bouder son plaisir en retrouvant tous les hauts faits dont l'histoire se nourrit certes, mais dont elle se détache, comme un motif se détache sur un fond ?

    Car on ne s'y trompera pas: l'auteur ne dessine pas une chanson de geste faite d'anecdotes transfigurées en mythes, mais un bougé planétaire dans lequel le rugby n'est pas simplement situé. Le rugby s'y voit au contraire promu en acteur de l'Histoire ("avec une grande hache" comme le dit Perec), théâtre et révélateur de combats - il mérite à ce titre le nom d'oeuvre.

    L'oeuvre du rugby : dans ses démêlés avec lui-même, c'est l'histoire des progrès humains (laquelle suppose aussi l'immobilisme et la régression) qui se décline sur les grasses pelouses d'Angleterre, les grands espaces des haciendas argentines, les terrains pelés de quelques bidonvilles "là-bas, au bout du monde". Sur fond de conflits sociaux, on y voit des nations s'arc-bouter sur un intérêt de classe ou de "race" (ou même les deux à la fois), d'autres introduire une brèche laborieuse dans la forteresse aristocratique longtemps défendue par un purisme formaliste - sans lequel pourtant le rugby n'aurait ni règles ni "esprit". Ce sont des histoires croisées qui opposent étudiants de bonne famille et gueules noires, snobs des quartiers chics et paysans, propriétaires agricoles et journaliers, Anglo-saxons et Latins, Blancs et "Non-blancs", dynasties de terroirs et talents urbains déracinés. On y voit tour à tour le rugby détesté comme étendard d'une colonisation honnie et le rugby capté, adoré, retourné et brandi fièrement au nez de ceux mêmes qui l'avaient introduit comme une marque de propriété.

    Tragique parfois, l'histoire peut aussi s'adoucir et prendre des airs de French cancan dans le comique aller-retour qui vit le rugby parisien snob s'étioler au profit du rugby d'Ovalie, puis revenir offrir aux jeunes urbains et au public féminin une scintillante carrrière rose fluo.

    Mais s'opposer signifie aussi se mêler, s'imbriquer les uns dans les autres comme des teignes et comme des peignes, et aussi s'affronter à soi-même. Sont mis aux prises des hommes pétris de contradictions et de complexités, et non des rôles immuables assignés d'avance : ainsi on voit le paysan français, naguère symbole populaire, se transformer en conservateur dynastique haïssant la grande ville (et avec elle sa banlieue : où on va ?), le public irlandais interdisant le God save the Queen à Dublin et acclamant sur la même pelouse l'équipe de la Rose en 1972 au plus fort des années sanglantes, rien que parce qu'"ils étaient venus", la bourgeoisie galloise soutenir les Diables rouges qu'elle exploitait au même moment dans ses mines, et l'honneur de l'humanité déjà relevé, avant le célèbre maillot de Nelson Mandela frappé de l'antilope, par Morné Du Plessis en Afrique du Sud.

    L'histoire a bien des points communs avec le rugby : son immanence et aussi sa dialectisation, sa sinuosité, une façon de forger l'Idée en passant par de petites choses, par des poussées et des reculades, une façon d'avancer non seulement malgré et à travers les obstacles mais aussi grâce à eux.

    Le sens de l'histoire ne lui est pas donné a priori de l'extérieur ; il se forge dans les difficultés et l'opacité des choses particulières. Dhermain a eu la bonne idée de scander chaque étude par une interview avec un joueur. Loin de tirer l'ouvrage vers un ton "people", ces respirations scellent au contraire par de solides rivets l'enjeu décisif et planétaire du rugby. Tous les joueurs sollicités sont en effet des "transplantés" notoires, des voyageurs, des explorateurs, des expatriés d'un moment, représentant à la fois l'enracinement et le dépaysement, la tradition et l'innovation, le "maintenant" et le "jadis et naguère", l'ici et l'ailleurs, l'actuel et le révolu.

    Avec Jean-Yves Dhermain, on souhaite que de prochaines Coupes du monde se dépaysent elles aussi, sortent du "village global" où quelques nations jalouses se défient en tournant en rond, et rendent la planète ovale.

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  • Vous avez dit "rural, viril, sain" ?

    Un peu de poil à gratter. Vous avez dit "rural, viril, sain" ?

    Ca devient lassant, à la fin, d'alimenter un blog  à la louange du rugby, sans accroc. Finalement un peu trop lisse et bien pensant, pas tellement dans l'esprit "plaies et bosses".

    J'ai pensé qu'un peu de poil à gratter ne ferait pas de mal surtout après la défaite du 11 mars contre l'Angleterre. Mais trop facile d'aller le chercher du côté des détracteurs (si, si, ils existent). Je l'ai trouvé dans l'article d'un fin connaisseur, Philip Dine (1) : "Du collégien à l'homme (et retour) : rugby et masculinité en Grande-Bretagne et en France" (2) dont je vous livre ce passage iconoclaste.

    En tant que "sport de terroir", le rugby pouvait même servir d'antidote à l'exode rural des trente glorieuses. Dans les années 1950 et 1960, l’O.R.T.F. offrait à la nation un « rugby champagne » au pétillement international avec des attaquants vedettes comme les frères Boniface et Jean Gachassin, et permettait ainsi de présenter une image de continuité masculine définie régionalement qui masquait les changements rapides et radicaux qui se produisaient dans l’ensemble de la campagne française. C’était l’époque de l’exode rural déclenché par l’accélération de l’industrialisation, la réorganisation agricole programmée par la D.A.T.A.R. et la modernisation administrative de la France. Avec le soutien officiel du général de Gaulle et de l’ensemble de ses ministres, les rugbymen du Sud-Ouest devinrent un symbole de la continuité mâle qui pouvait être opposée à la nouvelle domination urbaine du « jeune cadre dynamique » et du « soixante-huitard ». Dans cette récupération nationale d’une passion jusque-là provinciale, Roger Couderc et Pierre Albaladéjo, les Obélix et Astérix des ondes, eurent un rôle clé, en proposant une construction ethnique de la masculinité française à opposer aux incertitudes sociales et politiques de ces temps de plus en plus troublés. Au moins sur le terrain de rugby et sur les écrans de télévision, les hommes étaient toujours des hommes; et en plus Basques, Gascons et Catalans.

    Ah ces "valeurs" rurales, régionales, viriles, spontanées, l'air pur qui vous nettoie les poumons des souillures citadines : ça vous préserve de l'émasculation, de la dégénérescence, ça vous vide l'esprit de l'urbanité efféminée et des manières-de-gonzesses-intellectuelles-parisiennes ! medium_Maillot_rose.jpg

    Là je sens comme un malaise... un léger froid dans le dos... (et encore, j'ai pris des gants, je vous ai fait grâce du passage sur le rugby pendant les années 40...).

    Heureusement qu'il y a eu ces chichiteux de Parisiens bourgeois intellos pour introduire le rugby anglais sous sa forme moderne en France. Et un siècle plus tard, voilà qu'ils ont osé un maillot rose ! Ouf, nous voilà sauvés de la grande santé terrienne et de la régénération !

    (1) Professeur de langue et civilisation françaises à Loughborough University.
    (2) Le Mouvement Social, 2002/1 (no 198), p.75-90. En ligne sur le site Cairn.

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  • La Choule ou le rugby archaïque en langue d'oïl

    La Choule, ou le rugby archaïque en langue d'oïl 

    par Mezetulle

    Je sais, c'est dans toutes les histoires : "la soule" est l'un des ancêtres du rugby, c'est bien connu. 

    Sauf qu'ici on a tout de même le droit de dire autrement : "la soule" c'est une prononciation parmi d'autres, privilégiant une langue d'oc devant laquelle tout amateur de rugby croit devoir faire sa génuflexion...

    Or il existe aussi une autre prononciation, celle de langue d'oïl qui dit "la choule". Comment je le sais ? Mais tout simplement parce que je l'ai entendue de mes oreilles ! 

    J'ai en effet assisté durant mon enfance, dans un village entre Ile de France et Picardie, à de nombreux jeux traditionnels de "choule". Les rencontres avaient lieu dans ce village seulement une fois par an, chaque lundi de Pâques. Elles opposaient non pas un village à un autre, mais les "jeunes" (célibataires) et les "hommes" (hommes mariés) du même village.

    medium_Choule2.jpg

    Sur une pâture à peu près plate et boueuse par endroits étaient plantés de part et d’autre deux poteaux qui me semblaient très hauts avec à leur sommet un cercle métallique obturé par une membrane de papier marquée d'un H d'un côté et d'un J de l'autre. Les deux équipes, en bleu de travail, même si un brassard de couleur permettait aux spectateurs de les situer, n'avaient pas besoin de marques extérieures pour s'identifier : tout le monde se connaissait. 

    Le coup de sifflet initial déclenchait une sorte de course assez brutale avec plaquages, empoignades et regroupements en paquets, pour s’emparer d’une balle ("la choule") ou plutôt d’un conglomérat de cuir qui avait trempé dans l’eau toute la nuit. Cela devait être très visqueux et assez compact. Celui qui réussissait à prendre cet objet et à rester debout pendant assez de temps devait le lancer afin de déchirer le papier de l’équipe adverse. Cet acte de défloration suffisait, seul et unique, à gagner la partie. On peut présenter la chose autrement : l'équipe qui conservait seule la virginité de son poteau avait gagné et remontait la rue vers le centre du village à la tête d'un cortège et en brandissant un bâton décoré, une sorte de mât de cocagne. Bien entendu, vu la simplicité de la règle, il n'arrivait jamais que les deux poteaux soient déchirés. Mais il arrivait fort souvent que les deux poteaux restent vierges... le match était alors nul, infécond et honteux, et le cortège se traînait lamentablement pour aboutir invariablement au bistrot (ce qu'il faisait aussi du reste en cas de victoire, mais avec jubilation). 

    La participation des spectateurs consistait à acheter pour quelques centimes deux petits morceaux de ruban de couleur différente que chacun épinglait sur son vêtement, deux couleurs qui identifiaient le village et qui n'étaient pas les mêmes dans les villages voisins. On conservait ce signe pendant quelques jours, il indiquait que la choule avait été disputée et les alentours pouvaient en identifier l'origine en regardant les couleurs, lesquelles changeaient chaque année (ce n'étaient donc pas des blasons). Cela donnait lieu à une collection érudite à laquelle se livrait un de mes copains : collant soigneusement les rubans dans un album après chaque rencontre, il pouvait énumérer sans faillir les couleurs respectives de plusieurs villages sur plusieurs années.

    Bien entendu, le jeu avait ses héros, ses diables, ses dieux, ses spécialistes qui du coup tordu, qui de l'audace, qui du plaquage, qui du coup de poing, qui de la vitesse et de l'esquive, qui de la concentration et de l'habileté au lancer. Déjà, tous étaient là, il y en avait pour les brutes et pour les malins, pour le petit qui court vite et pour le lourd qui cogne fort et qui encaisse sans bouger. Cet échantillonnage de l'humanité avait quelque chose de réel et de réjouissant, loin de la tristesse et de l'uniformité des matches de foot où tout le monde a le même calibre, les mêmes défauts, les mêmes qualités - matches que je n'allais jamais voir.

    Ah j'oubliais une précision : les filles (dont j'étais) et les femmes (comme celle que je suis devenue) ne s'intéressaient pas au foot, mais elles n'auraient manqué pour rien au monde une rencontre de choule. 

    La choule a subsisté jusque dans le milieu des années soixante, elle a disparu peu avant le jeu d'arc également traditionnel dans ces régions.

    Mais franchement, ne regrettons rien : un belle rencontre de rugby, c'est tout de même autre chose !

    Voir les sites :
    La Soule Asso 
    La Choule et le Mahon (site auquel j'ai emprunté l'illustration, où on voit assez bien le poteau avec sa membrane de papier cerclée). 
    http://perso.orange.fr/saintleger1/region3/60a.choule.htm 
    Bibliographie :
    Boulanger Joseph, Le Jeu de la choule, conférence faite à la séance du 7 février 1903, Amiens : [Les Rosati picards], [1904]
    Sorel Alexandre, Le Jeu de la choule, recherches sur son origine, sa signification et la façon dont il se pratiquait, Paris : Imprimerie nationale, 1895.
    Dubuc André, La Choule normande et ses survivances, Rouen : Lainé, 1940