Ah, ce fameux "contact" ! comparaison toujours implicite et agaçante avec le foot... Mais alors que le foot pratique un "contact" brutal, méchant, sournois et transgressif (car en principe interdit) entre les joueurs se disputant la balle (je passe sous silence les papouilles et étreintes dès qu'un but est marqué : le spectacle en est tout aussi infantile), le rugby est une véritable culture du contact : il l'affiche, le permet, le civilise.
Bien sûr quand on entend "contact" on pense aussitôt au contact entre les joueurs, mais le côté qui m’intéresse le plus n’est pas cet aspect choc "viril" (coment dit-on déjà ? ah oui, la "percussion"), c’est plutôt le contact du joueur avec la balle et aussi avec le sol, la terre. Aujourd'hui , je m'en tiendrai à la balle, ce machin ovale et semble-t-il parfois visqueux (voir l'article sur La Choule). Je parlerai également dans un autre billet de cette forme ovale.
Au foot, on dit que la balle circule. Quelle pauvreté ! Au rugby, la balle ne fait pas que circuler : on la serre contre soi comme un objet chéri, cette "balle en forme d’Enfant Jésus" comme le dit Jean Lacouture(*).
On la pose délicatement comme si c’était un œuf avant de la taper en l'entourant de mini-maçonneries éphémères (petits talus en sable, en gazon - est-ce que la farine est autorisée ?) ou en recourant à cet accessoire en plastique qui ressemble vraiment à un coquetier.
On est obligé de s’en dessaisir le plus ostensiblement possible quand on est à terre.
On l’écrase avec son corps pour marquer l’essai - on l'"aplatit", comme si elle n'était déjà pas assez plate comme ça, mais cet aplatissement est aussi une signature…
On la suit des yeux quand elle s'envole entre les poteaux ou en chandelle.
On l'attend au rebond difficile à prévoir. On la cueille, bras mains et poitrine en cuillère dans l'arrêt de volée. On s'escrime en se poussant autour d'elle comme des bêtes en la dissimulant et dès qu'elle est sur le point de "sortir", on détricote les jambes pour bien montrer qu'elle est encore là ....
....à dix centimètres des doigts avides du demi de mêlée : bientôt elle va passer des talons aux mains, dans une trajectoire dialectique comme celle des bateaux à voile : en arrière et sur le côté pour avancer...
La balle, c’est à la fois ce qu’il y a de plus près et de plus loin, de plus fragile et de plus dur, de plus terrestre et de plus aérien, de plus rapide et de plus immobile, de plus caché et de plus visible. Son statut est multiple.
La balle n’est pas non plus un simple projectile qu'on envoie quelque part, ni un mobile que l’on manœuvre comme s’il était télécommandé. D'ailleurs un jeu de bistrot "baby rugby" sur le modèle du "baby foot", avec des leviers, des tubes coulissants et des percussions fixes, est impensable. Pas moyen de mécaniser ce machin-là, et les choses non mécanisables il faut les faire soi-même "à la main". C’est ainsi que je vois la main du rugbyman : la main n’est pas simplement un organe, mais surtout un schème. Ce jeu est de ceux qu’il faut jouer "à la main" comme quand je fais un calcul "à la main".
Il ne suffit pas de dire qu'on joue au rugby avec les mains : c’est vraiment du "fait main".
(*) Jean Lacouture, Voyous et Gentlemen. Une histoire du rugby, Paris : Gallimard, 1973.