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Fatalisme ou philosophie : Descartes c'est bon pour le moral !

Fatalisme ou philosophie. Descartes, c'est bon pour le moral!

 par Mezetulle

Fatalisme ou philosophie ? 

Il est clair que le OU est exclusif : on ne peut pas être à la fois fataliste et philosophe, comme le suggère pourtant un sous-titre lu dans Rugbyrama  le soir du 30 septembre.

Le fatalisme, c'est s'en remettre entièrement à ce qui ne dépend pas de soi (la "fortune" des Anciens), c'est encore abdiquer toute analyse, toute connaissance, toute force, toute excellence. Etre fataliste, c'est croire que ce qui arrive devait arriver quoi qu'on fasse, quelles que soient les circonstances, au mépris de la liaison des causes et des effets ; par exemple, si je dois mourir empoisonnée par les champignons, je mourrai ainsi même si ne n'absorbe aucun champignon, ce qui est absurde.

Une équipe de rugby fataliste, ce serait une équipe qui ne se prépare pas, qui ne travaille pas, qui n'analyse pas les situations, qui croit simplement qu'elle va perdre ou qu'elle va gagner, sans raison, parce que "c'est écrit". Une telle équipe n'existe pas. Donc les Bleus ne peuvent pas être fatalistes.

Ils peuvent et doivent en revanche "prendre les choses avec philosophie" - ce qui est tout le contraire du défaitisme. Alors maintenant, on va, selon l'expression de Lio, "passer la surmultipliée" et se tourner ver le le plus sport, le plus classe, le plus mousquetaire des grands philosophes qui ont expliqué ça - et comme en plus c'est un grand écrivain français, ça va être un plaisir. Tenez-vous bien, ça décoiffe.

 

Le cycle des gonflés et des dégonflés

La pire chose qui puisse arriver à un être humain, précise Descartes dans son traité des Passions de l'âme et sa correspondance avec Elisabeth de Bohême, c'est de se livrer à ce qui ne dépend pas de lui. Bien sûr il arrive tout le temps dans la vie qu'on soit accablé par des circonstances qu'on n'a pas choisies : se casser une jambe alors qu'on n'a pris aucun risque, recevoir une crotte de pigeon sur la tête, avoir laissé son parapluie à la maison parce que la météo a annoncé du beau temps et qu'ils se sont gourrés, aller à Cardiff, rencontrer les All Blacks un peu plus tôt qu'on ne l'avait espéré...  

Mais une chose est de considérer cette extériorité comme une poisse, de l'intérioriser, de s'en affecter, de s'y jeter à corps perdu et d'en faire un objet de fascination de telle sorte qu'on s'oublie soi-même, une autre est de la regarder comme purement extérieure, comme une donnée d'un problème à traiter afin de se reconcentrer sur soi-même, de se fixer sur ses points forts afin que l'âme puisse "combattre avec ses propres armes" :

"Ce que je nomme ses propres armes sont des jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien et du mal, suivant lesquels elle [l'âme] a résolu de conduire les actions de sa vie ; et les âmes les plus faibles de toutes sont celles dont la volonté ne se détermine point ainsi à suivre certains jugements, mais se laisse continuellement emporter aux passions présentes, lesquelles, étant souvent contraires les unes aux autres, la tirent tour à tour à leur parti et, l'employant à combattre contre elle-même, mettent l'âme au plus déplorable état qu'elle puisse être." (article 48)


Avec cela, Descartes décrit aussi bien les déprimés que les exaltés : ce sont les mêmes qui se gonflent lorsque l'extériorité leur sourit et qui se dégonflent lorsqu'elle leur est contraire... comme si ça venait d'eux. Cela nous vaut un magnifique et féroce portrait des maniaco-dépressifs cycliques. Le cycle est celui de l'orgueil et de l'humilité vicieuse  - avoir tantôt bonne tantôt mauvaise opinion de soi sur des motifs extérieurs. Par exemple je me trouve belle, oui, mais comme dit la chanson "si tu crois fillette qu'ça va qu'ça va qu'ça / va durer toujours /ce que tu te gourres ce que tu te gourres". Revenons de Queneau à Descartes :

"Pour la bassesse ou l'humilité vicieuse, elle consiste principalement en ce qu'on se sent faible ou peu résolu, et que, comme si on n'avait pas l'usage entier de son libre arbitre, on ne peut s'empêcher de faire des choses dont on sait qu'on s'en repentira par après ; puis aussi en ce qu'on croit ne pouvoir subsister par soi-même ni se passer de plusieurs choses dont l'acquisition dépend d'autrui. Ainsi elle est directement opposée à la générosité ; et il arrive souvent que ceux qui ont l'esprit le plus bas sont les plus arrogants et superbes, en même façon que les plus généreux sont les plus modestes et les plus humbles. Mais, au lieu que ceux qui ont l'esprit fort et généreux ne changent point d'humeur pour les prospérités ou adversités qui leur arrivent, ceux qui l'ont faible et abject ne sont conduits que par la fortune, et la prospérité ne les enfle pas moins que l'adversité les rend humbles. Même on voit souvent qu'ils s'abaissent honteusement auprès de ceux dont ils attendent quelque profit ou craignent quelque mal, et qu'au même temps ils s'élèvent insolemment au-dessus de ceux desquels ils n'espèrent ou ne craignent aucune chose. " (art. 159)

 

 Générosité et modestie : ne pas s'oublier soi-même

On en revient donc à la connaissance parce que "ce sont ceux qui se connaissent le moins qui sont le plus sujets à s'enorgueillir et à s'humilier plus qu'ils ne doivent, à cause que tout ce qui leur arrive de nouveau les surprend et fait que, se l'attribuant à eux-mêmes, ils s'admirent, et qu'ils s'estiment ou se méprisent selon qu'ils jugent  que ce qui leur arrive est à leur avantage ou n'y est pas." (art. 160)

Au contraire, le "généreux" est à la fois digne et modeste, à la fois sûr de lui et défiant de lui-même, sûr de lui parce que défiant de lui : il sait que sa force existe, qu'elle peut lui manquer, il sait que des choses contraires peuvent l'entraver, que des choses favorables peuvent le "gonfler", mais il ne confond jamais ce qui vient de lui, dont il est l'auteur, et ce qui vient d'autrui ou des choses qui lui sont extérieures. Il "subsiste par lui-même".

Belle leçon à la fois de modestie et de concentration sur soi, qui instaure d'ailleurs, si on y réfléchit bien, une profonde égalité entre les hommes. Elle n'est pas seulement à rappeler pour un match à Cardiff contre les "redoutables" All Blacks (qui ne sont pas des extra-terrestres : ils méritent autant de considération que d'autres, mais pas plus... et pas moins), elle est à l'ordre de tous les jours, pour tout le monde.
Ne jamais croire que c'est perdu. Ne jamais croire que c'est gagné.

Alors oui, mais vous allez me dire : ils vont à Cardiff par leur propre faute, à cause du match perdu contre l'Argentine.
Je suis allée poser la question à Descartes : qu'est-ce qu'on fait quand on a commis une erreur, quand on pense qu'on a été au-dessous de ce qu'on pouvait être ?
Il m'a répondu, très simplement : il n'y a rien de plus triste que les regrets et les repentirs, tout ce qui t'enlève de la force est mauvais car tu continues à être au-dessous de toi-même ; on corrige si c'est possible, sinon on arrête d'y penser, et de toute façon on prend la résolution de faire ici et maintenant ce qu'on peut faire de mieux .

Ne jamais croire que c'est perdu, ne jamais croire que c'est gagné, ne jamais être au-dessous de soi même.
Comme ce cavalier "qui partit d'un si bon pas".

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Commentaires

  • Le fatalisme serait-il un miroir de la religion...Du coup ne serait-ce pas plutôt "Religion ou Philosophie"
    La France entière croyait religieusement que son équipe ne pouvait pas perdre ce premier match...
    Comme elle croit aujourd'hui que son équipe est déjà en enfer...

  • Que c'est bien la Philosophie détortillée par La Choule... Mon ordi est planté, pas de fatalisme donc, il est chez le réparateur, je prépare des textes de folie et je reviendrais plus fort...Allez les Petits !

  • Bon, Descartes c'est bien, c'est français... mais enfin le stoïcisme existait depuis longtemps pour combattre le fatalisme.

    Je me demande si on ne fait pas du sport justement pour se connaître mieux, juger de nos limites. Après tout ne dit-on pas que les bleux "se mesurent" aux blacks ? Et je ne sais pas si c'est très philosophique justement. Parce que à quoi bon tout ceci en fait ? Je pense qu'il ne s'agit que d'un jeu et que perdre est acceptable parce que la survie n'est pas en jeu... cette débauche d'énergie, une organisation qui convoque tant de travailleurs pour une symbolique qui devient de plus en plus douteuse, je m'interroge. Je ne veux pas paraître rabat-joie, loin de moi cette idée, simplement la philosophie et la sagesse ne sont pas les seules choses bonnes dans ce monde.

    "Ne jamais croire que c'est perdu. Ne jamais croire que c'est gagné." Et pourquoi pas éviter un affrontement qui ne sert à rien, tout simplement ?

  • Descartes, effectivement, commente lui-même les philosophes stoïciens. Cependant, il explique lumineusement les différences importantes entre sa propre morale et la leur dans les Lettres à Elisabeth que vous connaissez certainement, et qu'il était trop long et peut-être déplacé de citer ici. Je vous y renvoie.
    Je n'ai jamais dit que perdre était honteux.
    Quant à la débauche d'énergie : rien de ce qui favorise l'excellence, pourvu qu'elle ne nuise à personne, ne peut être mauvais, pas plus en rugby ou en philosophie qu'ailleurs.
    On pourrait aussi, selon la logique que vous suggérez, décider que "les travailleurs" n'ont pas à aller au théâtre (et que dire de l'opéra ?). Mais pour soutenir une thèse aussi forte, il faut avoir le calibre du Rousseau de la Lettre à d'Alembert.
    "Un affrontement qui ne sert à rien" mais oui, et comme vous le dites très bien, le rugby est un jeu, pas une guerre... et le rugby, jusqu'à présent, n'est jamais tombé dans le piège de la violence et du fanatisme.

  • Pour tout vous dire vous me surestimez en pensant que je connais les Lettres à Elisabeth. Du coup je veux bien qu'on trouve Descartes lumineux, j'ai juste trouvé très poussif ce que j'ai lu (avec déplaisir, à cause de la forme peut-être, donc je ne suis sans doute pas objectif).

    La question que je me posais était simplement celle de la justesse de ce point de vue que j'ai peut-être à tort considéré comme stoïcien (encore une fois je trouve que ça y ressemble beaucoup, et Epictète un peu plus austère, sans doute moins "lumineux", me semble avoir plus de souffle et une belle clarté) par rapport à ce qui reste un affrontement qui n'est pas nécessaire. Il me semble justement que du point de vue de l'éthique un combat qui peut être évité doit l'être absolument.

    Si le rugby n'est pas dénué de philosophie son fondement est clairement autre et la dimension de combat est peut-être justement discutable. Le piège de la violence a été évité dans les tribunes, mais la violence est présente dans le sport lui-même. Elle est symbolique comme physique et si tout n'est pas autorisé il y a parfois des fautes, parfois des blessés à vie (ou à mort), parfois des bagarres et de la violence désorganisée. Ce n'est pas parce que cette violence est civilisée qu'elle n'est pas présente. Est-ce mal pour autant ? Je ne pense pas... bien sûr notre culture monothéiste a tendance à ne considérer que des valeurs binaires tandis que le monde est une négociation d'un grand nombre d'énergies. Je suis amoureux du rugby (c'est pour ça que j'aime votre site) mais je ne vois pas de sagesse ni de rapport à l'autre particulièrement serein dans ce sport ni dans le fait sportif en général.

    "Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi, ni à personne": que se passe-t-il lorsque faire mal fait partie de la jouissance, lorsque la violence est civilisée et la victoire est une fin en soi ? Finalement loin de toute pensée éthique on se retrouverait autorisé à essayer de mesurer nos attentes déçues, le désespoir et l'espoir mis dos-à-dos devenant incongrus.
    Et sinon est-ce pécher que de trouver les blacks bien beaux en champions du monde, eux qui proposent une orientation de leur pratique sportive choisie pour des raisons que je crois esthétiques et malgré un palmarès bloqué à une seule victoire finale ?

  • J'applaudirai comme vous les champions du monde, quels qu'ils soient, pourvu qu'ils jouent un beau rugby et qu'ils élèvent aussi leurs adversaires au maximum d'eux-mêmes (ce dont au fond je ne doute pas!). Cela suppose bien sûr qu'on respecte les règles du jeu, lesquelles effectivement civilisent la violence sans tout à fait l'exclure (mais j'en ai déjà parlé dans un autre article).
    Vous parlez de la nécessité d'éviter un combat qui peut être évité : OK, mais cela vaut dans l'ordre de la guerre. Or le rugby est certes un sport de combat, mais c'est un sport, pas une guerre... On peut souhaiter au contraire un combat qui n'a pour but que de faire valoir l'excellence des participants sans se proposer de leur nuire.
    Il n'y a rien de moins "poussif" que les Lettres de Descartes à Elisabeth ; il y commente notamment Sénèque et il y parle du jeu de paume, de la chasse et d'autres exercices "qui ne laissent pas d'être agréables, encore qu'ils soient fort pénibles"... Et ce n'est certes pas être "poussif" que d'avoir inventé la géométrie analytique, l'optique, la philosophie moderne de la subjectivité, le principe fondamental de la mécanique, la théorie moderne de la liberté, dans une vie somme toute très courte... Je trouve que votre jugement est un peu rapide !

  • Il fut un temps où j'ai essayé de faire preuve de bonne volonté avec Descartes. J'ai peut-être du mal avec les philosophes français en fait.

    Non sincèrement je suis bien d'accord avec vous: je suis trop rapide. Mais des fois c'est une question de goût on va dire.
    Je vais donc passer sur votre conseil de relire Descartes (je ne lirai jamais assez: autant choisir ce qui m'apporte du plaisir) et suivre celui de lire tous vos précédents articles.

  • ropib lisez (enfin essayez de lire) Kant et vous verrez Descartes sera un pur moment de plaisir.
    Et puis il a tellement apporté aux mathématiques, il est la dernière personne à avoir réalisé la synthèse de l'homme de connaissance grec style. (quoi je mélange les genres?)
    Quoique Galois si il avait vécu plus longtemps lui eut sans doute fait concurence. Mais ne nous plaignons pas il a réussi la synthèse du romantisme et des mathématiques.
    Sinon ce qui compte dans le rugby aujourd'hui c'est la couleur des maillots... misère T_T

  • @boudiou

    Comme homme de connaissance je m'avance sans doute en proposant qu'il y en a d'autres, comme Prigogine s'il faut nommer quelqu'un, mais pourquoi pas Goethe tenez (je vous accorde qu'il est moins cartésien mais je ne pense pas que ce soit le bon discriminant à utiliser, si ça vous fait plaisir on peut dire qu'il était pré-fourriériste s'il faut vraiment un français dans l'histoire). Ce qui compte dans la philosophie ce n'est pas la couleur des drapeaux non plus.

  • Vous devriez mettre cet aticle sur "philosophie et fatalisme" sur votre blog principal. C'est une belle lecon ou un beau propos sur Descartes, sur son actualité même appliquée à un objet aussi apparemment extérieur à sa philosophie que peut sembler être le rugby. Et puis les élèves ont tellement besoin d'entendre que le "moral" ne se vit pas obligatoirement sur le mode passif ou fataliste.C'est une belle leçon qui aurait sa place dans un cours.

  • merci pour ce billet, c'est toujourds intéeessant de vous lire. Je me demandais cependant pourquoi cette pzarenthèse : "on ne peut pas etre a la fois fataliste et philosophe"? :)

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