Le rugby du commencement : A Coeur ovale, de Christian Jean et Thomas Bianchin (1)
Des marmousets cramponnés, crottés jusqu'aux yeux et habillés en clown Auguste... Ils ont la peur et la gloire au ventre. Les matins acides de matches, ils s'arrachent à leurs peluches douillettes pour être des héros tremblants, pour entrer dans des vestiaires rudes et chaleureux, pour avaler ce qui ne passe pas. Ce qu'ils redoutent le plus est aussi ce qu'ils désirent le plus.
Au coeur de ce magnifique coeur ovale, le rugby des cours de récréation, des cartables "bourrés de coups de poing" comme disait Nougaro et transformés en gonfles, enchante le lecteur.
Rugby des origines bien sûr, fait d'anecdotes, de souvenirs d'enfance et de jeunesse, de Grenoble à Pontarlier, d'Oyonnax à La Mure et à La Tour du Pin. Rugby alpin et jurassien frisquet, où la rosée et la sueur se confondent, où la mêlée fume encore plus que le brouillard, où la neige fondue sert de piste d'envol. Mais l'anecdote et le souvenir particulier, en devenant fables, se hissent (ou plutôt ramènent) à ce qui n'a ni date ni âge : on passe des origines au véritable commencement. La différence ? Les origines sont factuelles, elles vous tombent dessus, comme les fées et les sorcières penchées sur un berceau : on y est renvoyé sans cesse à ce que l'autre et l'extérieur ont choisi pour nous. Le commencement doit tout à lui-même, il n'emprunte rien qui ne lui soit essentiel et qu'il ne sache s'approprier. Le parcours qui mène des unes à l'autre s'appelle l'initiation.
Initiation à quoi au juste ? Au rugby certes, mais à travers lui au grand écart qui relie et dissocie à la fois le dérisoire et le sublime, la nullité crasse et les palmes qui vous transportent sur un nuage, le minuscule et le grandiose. Le droit de se sentir moche et superbe, déplacé, dérapant et assuré, animal stupide et homme virtuose, tué et tueur, n'est pas réductible à une psychologie en montagnes russes : c'est une nécessité à la fois poétique et vitale.
ça commence avec un mental de potache, de guerrier de cour d'école. C'est fait de gnons, de coups qui, dès ton enfance, font de toi un conquistador, un chef de meute, un bandit de vestiaire, un pendard de comptoir. (p. 57)
En lisant les textes, en savourant les photos, on comprend aussi pourquoi le chasseur aime sa proie et quelle secrète connivence lie le matador au toro, quel amour fatal attire l'alpiniste vers les horribles cimes. A ceci près que la mort est ici mise à distance et reléguée là où elle est, à l'infini : son spectre une fois balayé, ne reste finalement que l'essentiel, le partage d'une même substance qui unit le plaqueur et le plaqué, le terrassé et l'aérien.
A ceux qui craignent que le rugby du commencement initiatique disparaisse, je proposerai une méditation sur cette photo intitulée "A tire d'ailes".
ça ne vous dit rien ? Mais si bien sûr, on l'a déjà (pardon : toujours) vue. J'en avais sans le savoir publié la version qu'on pourrait appeler étourdiment "paillettes", disons colorisée, par le photographe Romain Perrocheau. Merci à Christian Jean et à Thomas Bianchin de l'avoir rappelée à son identité initiale, d'en avoir donné l'essence dramatique, en noir et blanc bien entendu.
1 - A Coeur ovale, par Christian Jean (textes) et Thomas Bianchin (photos), préfacé par Freddy Pepelnjak et Vincent Clerc, Grenoble : Cielstudio, 2006. Présentation du livre en ligne. Voir Esprit en mêlée le blog de Christian Jean, où quelques-uns des textes sont repris.
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Commentaires
Un grand merci Catherine!
Le bandit de vestiaires et le pendard de comptoirs que je reste te remercie pour ce superbe article.
Je n'osais te demander ce que tu pensais de notre livre...
Avant lui, je n'avais jamais écrit...Les rites ovales instinctifs, mais aussi collectifs, m'ont ouvert les portes d'un monde épistolaire et intérieur.
Les cancres ne sont jamais totalement perdus...
Bonjour Catherine,
Vous expliquez très justement ce sur quoi je m'interrogeais justement et que je ne parvenais pas à verbaliser.
L'intérêt de ce livre c'est son caractère initiatique, ce même chemin didactique que la plupart des lecteurs recherchent d'un un "bon" ouvrage.
Alors merci d'avoir éclairé le sens de l'écriture de la tombale.
On croit parfois tout connaître des gens très proche de vous, mes les voix des "cancres" sont parfois impénétrables. Celles de mon père (pierrot) me montrent en ce moment le chemin.
Il ne le sait pas, c'est chose faite.
Anaïs
Je préfère comme vous le mot de "cancre" à tout autre qualificatif. Que de poésie, de révolte et de sympathie dans ce terme désormais condamné par l'Education Nationale et pompeusement remplacé par "personne en situation d'échec scolaire" !
Oui Pierrot est un cancre génial avec sa gouaille, sa franchise et son imagination débordante !
Magnifique livre et quelle belle écriture, la grande classe quoi !
Encore un grand Merci à Pierrot la Tombale et Thomas, que du bonheur de lire ce livre.
Amitiés d'Ovalie d'une Berjallienne qui soutient aussi le FCG.
Les photos de cet ouvrage sont magnifiques. Elles font corps avec les textes de façon incroyable.Bravo les garçons!
Et tout pareil à toi Catherine, bravo... Et merci! [avant de lire tes mots sous la dernière photo, j'avais fait le lien avec la photo en "rose et noir"!]
toujours aussi en verve après votre halte ariègeoise...l'année démarre sous les meileurs auspices (civilisationnels...je déconne). c'est sans tarder que je vais me commander l'ouvrage de pierrot la tombal ( une sorte d'Herrero au parc poétique plus jurassique. plus tripal en somme) dont je goûte l'esprit et à la gouaille au quotidien. suerte.
Si vous vous êtes régalé avec le livre de Christian Jean... : je voulais vous signaler aussi, pour les amateurs de photos et de textes dans la même veine, un très bel ouvrage : Alpinisme et photographie 1860-1940, par Pierre-Henry Frangne, Michel Jullien et Philippe Poncet, Paris : Ed. de l'Amateur, 2006.
J'en ai fait un compte rendu sur mon autre blog :
http://www.mezetulle.net/article-12201908.html