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Tillinac

  • Sur les traces d'un mythe herculéen

    Du "Porthos de Cahors" à Victor Hugo. Sur les traces d'un mythe herculéen

      par Mezetulle

    Une légende récurrente du rugby, liée au culte de la force, a attiré mon attention depuis longtemps. Je l'ai entendue medium_Boeufs.jpgpour la première fois sous forme orale dans l'Ariège, il y a une trentaine d'années. L'équipe de Lavelanet, connue pour son jeu dur, comptait "à l'époque" (un jadis de conte de fées, un "il était une fois") un pilier qui disait-on était capable de "soulever une paire de boeufs".

    Invraisemblable. Ce qui est invraisemblable n'est pas qu'un pilier de légende ait pu soulever plus d'une tonne (ça c'est normal), non : c'est qu'on ne voit pas par quel moyen une paire de boeufs pourrait rester assez solidaire pour être soulevée d'une pièce par une main, même herculéenne.
    Certainement pas par le joug. Fixé sur les cornes au moyen de liens de chanvre ou de cuir, il resterait inévitablement dans toute main qui le prendrait de bas en haut... Quant au reste de l'attelage, c'est également impossible quand on sait que dans ces régions montagneuses on n'utilise ni chariot à roues ni timon rigide, mais des traîneaux rattachés aux animaux par une chaîne.
    J'étais donc en présence d'un récit fabuleux.

    Et voilà que, au hasard de mes lectures, je retrouve un Hercule paysan bien plus précis sous la plume de Tillinac:

    Alfred Roques, le Pépé du Quercy, le Porthos de Cahors, pansu comme les piliers du Pont Valentré, témoin ou survivant d'un rugby français de la haute époque, d'essence gasconne et paysanne. On disait qu'il retournait des boeufs en les prenant par les cornes. On disait qu'il soulevait des voitures pour amuser les enfants. Des voitures, des tracteurs, des montagnes : on fabulait éperdument sur ce menhir taciturne ... (Denis Tillinac, Rugby Blues, Paris : La Table ronde, 1993, p. 16)
    La métaphore revenait sur les rails, ou plutôt dans les ornières, refluant des boeufs (retournés et non soulevés - mais on y reviendra dans un autre article) à l'objet rigide et inerte, le véhicule.
    L'illumination vint d'une troisième lecture. Les Contes du rugby (Paris : La Table ronde, 1961) où Henri Garcia donne à l'hisoire d'Alfred Roques une forme encore plus précise :
    Il y avait ceux, tels Miquel le coiffeur ou Ginel le boulanger, qui ne se consolaient pas de voir la puissance du fils Roques ainsi inemployée.
    -C'est-y pas malheureux, bon Dieu! de jouer les "manchots" avec des bras pareils!
    Alfred se contentait d'épater le canton de Cazes-Mondenard par de simples travaux de la ferme. C'est ainsi qu'un jour, alors qu'on installait la batteuse à la ferme des Roques, le cric se brisa. Tout le monde discutait en vain sur la meilleure méthode à employer pour mettre la lourde machine sur cales, lorsque l'Alfred qui écoutait sans mot dire s'avança :
    - Tenez-vous prêts avec les cales.
    Il se fit un silence général, lorsqu'il se glissa à quatre pattes sous l'énorme machine. Chacun retint son souffle et dans un gémissement rauque, la lourde masse décolla du sol." (p. 47-48)


    Cette fois, j'y étais.
    Voilà la version occitane d'une fable populaire contée par un des plus grands écrivains de langue française. Vous avez tous reconnu j'espère un célèbre passage des Misérables où Jean Valjean, sous le nom de M. Madeleine, soulève la charrette du père Fauchelevent et est reconnu par Javert à cause de ce trait herculéen. Rien n'y manque, pas même le cric défaillant.

    Je vous laisse le plaisir d'aller relire le passage sur le site BnFGallica :
    Victor Hugo, Les Misérables, Première partie, Livre V, chapitre 6 medium_HerculeAntee.jpg

    Qu'en conclure ? Ironiser sur la prétendue origine "gasconne" ? Non. Tout simplement dire que ce grand poète a été lu et relu par des générations de paysans, qui l'ont adopté avec la dimension qui lui sied. Poète assez fort lui-même pour soulever le poids d'un mythe herculéen et le recréer de toutes pièces.

    On vérifie alors ce que disait un autre géant de la pensée, Hegel : ce ne sont pas les dieux qui ont créé les hommes, ce sont les poètes qui ont inventé les dieux.

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  • Barbe-bleue des fleurs plein les yeux

    Barbe-bleue des fleurs plein les yeux : Rugby blues

      par Mezetulle

    Poursuivons la série "malins et balourds" initiée avant-hier  - et joyeusement relayée par Brother Rugby les Pins ici et encore - avec un récit rugueux, boueux, venteux, ensoleillé, fulgurant, plein de charme, réac et provocateur juste comme je les aime : Rugby Blues de Denis Tillinac (Paris : La Table ronde, 1993).

    Son écriture roborative réussit une prouesse : il y a presque plus de noms propres que de noms communs dans mainte page de cette prose qui devrait faire penser à un annuaire de téléphone et que pourtant on lit... comme un roman. Prouesse ironique (et sans doute savamment calculée) quand on sait que l'auteur, gentihomme campagnard bougon, héritier des "hussards" machos et hyperboliques, ne partage pas tant son litron de gros rouge avec Oulipo et autres Perec (pardon, Prc), qu'avec Antoine Blondin.medium_RugbyBlues1.jpg

    Il a beau essayer de faire croire qu'il est un mufle :

    Le rugby est masculin, le pansexualisme de ses chansons tourne en vase clos dans la libido des joueurs, ce sont des légionnaires en campagne, des hommes privés de femmes. Qu'ils se rattrapent en permission est une autre affaire, sur laquelle mieux vaut ne pas s'appesantir, encore que les épouses de rugbymen soient sans illusions. (p. 39)

    Il a beau multiplier les provocs et les déclarations superbes de mépris :

    En semant un club sur les sols ingrats d'en deçà de la Loire, on peut récolter une saison nationale, comme il advint à Besançon, puis à Arras. ça n'ira jamais bien loin. Certains ont le goût des cultures minoritaires, qui se font catholiques à Boston, footballeurs à Los Angeles, socialistes en Vendée. Je concède aux Flamands ou aux Lorrains le droit de jouer au rugby ; on s'y risque même en Allemagne. Je préfère voir valser les "gonfles" là où elles poussent toutes seules, autour des bastides ocre et rose. Question d'harmonie. (p. 43)

    On n'y croit pas, ou plutôt si : on y croit comme on croit à L'Iliade et à L'Odyssée, et c'est exactement ce qu'il faut.

    Et quelle candeur dans l'aveu qu'il fait quand même, ce rustre à la plume si fine et si forte, d'un petit pincement au coeur aporétique avec Paris, cité de rustres errants magnifiés par l'encre (celle des journaux et surtout des livres) et les tournées de bistrots, puis reconvertis en noeud pap et maillot rose... Je ne vous recopie pas les pages 87-89 (Parisjet'aimemoinonplus) : on croirait presque lire le plus parisien des poètes hurleurs, Léon-Paul Fargue.

    Célébrons donc avec lui, sur la note bleue qui nous chante que tout fout le camp, "les affinités secrètes du rugby et de la littérature" en relisant une page de ce Poème des malins et des balourds - la conjonction, comme on le verra, étant ici de stricte coordination et non d'alternative, allégorisée par le derby Tulle-Brive et plus au large par la dualité Corrèze-Aquitaine :

    Entre les deux, faut-il choisir ? J'aime les gladiateurs, les laboureurs, les déménageurs des packs. Leur code d'honneur sera peut-être le dernier vestige de l'antique chevalerie. J'aime les piliers de devoir, les seconde ligne de soutien, les boeufs qui poussent, plaquent, encaissent sans ciller et rendent la monnaie par déontologie. J'aime aussi les virtuoses aux semelles de feu, les harmoniques du jeu de ligne, les intrépides qui partent de leur en-but comme les Rois Mages vers Bethléem. Après tout il y a un siècle que le rugby communie sous les deux espèces, le pain des avants, le vin des trois-quarts. Deux façons d'être, deux hémisphères psychologiques. Dans mon panthéon, Boni côtoie d'humbles "mulets" aux tronches barrées de cicatrices. J'ai pris de vifs plaisirs en assistant à des joutes confinées dans le périmètre sulfureux des avants. C'est mon côté tulliste. Je ne me réjouis pas moins lorsqu'un ballon file de main en main à la vitesse de l'éclair. C'est l'école aquitaine. (p. 142-143)


    medium_LogoStadeFr.jpg

    Pour résumer, le portrait de Rossignol : "des allures de Barbe-bleue, des fleurs plein les yeux" (p. 100). J'ai bien envie ici de pousser aussi ma provoc en forme de gouaille (sous la pelouse, les pavés) : ça colle presque avec le logo... du Stade français !!!

     

    medium_tillinac2.2.jpg

    Allons tout ne fout pas le camp... Tillinac, je te pardonne d'avoir prophétisé en 1993 que "Paris n'aura été rugby que le temps d'une aimable mode"...

    Parce qu'un vrai poète c'est beaucoup mieux qu'un prophète !

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