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Mes coups de cœur - Page 4

  • La professionnalisation. Sur le livre de Gatlhié et Lacouture

    Réflexions sur la professionnalisation : travail et re-création. Le "désentraînement".
    A partir de l'entretien entre Jean Lacouture et Fabien Galthié : Lois et moeurs du rugby, Paris: Dalloz, 2007

    par Mezetulle 

    Un tout petit livre, grand comme un paquet de cigarettes, pétillant d'intelligence, fait le tour sous forme brève des questions de jadis, naguère, aujourd'hui et demain au sujet du rugby. La collection qui l'accueille, à la frontière du droit et de la sociologie, ne s'y prêtait apparemment pas mais si l'on y réfléchit bien, quoi de plus représentatif du rapport entre loi et coutume que le rugby? quel sport d'équipe est plus intéressant dans la complexité de ses règles et la souplesse de leur applications?

    On y trouvera, sur le ton de l'entretien mais sans rien céder à l'exigence de la pensée la plus fine et de l'élégance d''expression, des réflexions brèves et denses sur les principes, le nombre, la variété, les règles et leur évolution, l'ovale, le score ("les points du bonheur"), l'arbitrage, la violence et son apprivoisement, les grandes nations du rugby et une foultitude d'autres choses encore. Par exemple, au sujet de l'implantation inégale du rugby en France, on est soulagé de lire une explication résolument et purement politique (puisqu'il s'agit de volonté, en l'occurrence de mauvaise volonté) sous la plume de Fabien Galthié : "les éducateurs d'Agen ou de Toulouse ne veulent pas s'installer à Quimper ou à Arras" (p. 110). C'est très simple, tellement simple et lumineux qu'on s'en veut de ne pas y avoir pensé. Quelle santé dans l'exercice du bon sens - dont on  voudrait qu'il soit un peu mieux partagé ! medium_LacoutureGalthié.jpg

    Un chapitre a particulièrement retenu mon attention.
    Intitulé "Savoir aérer la vie des joueurs", il prolonge quelques autres moments de réflexion sur la professionnalisation. Tout a été dit et rabâché sur les "dangers", de la professionnalisation, sur ses méfaits, et surtout de la manière la plus vulgaire  - ça "pourrit" le sport, il y a trop de fric, on nous gâche nos belles traditions, etc. Comme si un talent dont la carrière est courte n'avait pas le droit à la reconnaissance matérielle. Comme si l'amateurisme n'avait jamais été accompagné de pratiques "marron" (les "enveloppes") de type paternaliste ou féodal avec leur cortège d'asservissements. J'ajouterai : comme si on devait passer sous silence la lutte des classes qui au nom de l'amateurisme a longtemps imposé la loi des artistocrates et des rentiers, de ceux qui ont du loisir pour faire du sport.
    Mais le dialogue entre Galthié et Lacouture aborde un autre aspect qui me semble particulièrement d'actualité après la défaite du XV de France contre l'Argentine. Galthié envisage la question du côté "moral" - non pas la morale prêchi-prêcha habituellement déversée sur cette question à grands coups de chapeau à panache en toc façon Cyrano de Bergerac (ce loser) - la morale comme conduite quotidienne de vie, comme "praxis" : le travail qu'on effectue sur soi-même. Voici un extrait (p. 126) :

    L'une des questions que pose le professionnalisme est celle du temps libre donné aux joueurs, pour qu'ils aient envie de se revoir ; il faut entretenir l'enthousiasme, la passion. Pour moi, la "récupération", ou ce que j'appellerais "le désentraînement" sont absolument essentiels. C'est la condition d'un équilibre fondamental. Il faut aérer la vie des joueurs.

    Effectivement, le plus grand péril de la professionnalisation, c'est que les joueurs ne jouent plus, ils travaillent, et de ce fait ils risquent d'être pris dans la logique de la culpabilité, de la dette : cela peut devenir un étouffoir qui les rend mauvais à tous les sens du terme... Faire de sa passion son métier, pas si facile : lorsque j'ai envisagé de devenir professeur de philosophie, j'ai eu cette peur d'étouffer ma passion en la faisant entrer sous le régime de la "vraie vie", du sérieux de l'ennui. Il était vital pour moi de faire aussi autre chose : de la musique, de la montagne... aller au théâtre, regarder les matches de rugby !!! Autrement dit : jouer, vivre une autre vie par fiction, pouvoir se payer le luxe d'être autre pour pouvoir être soi-même.

    La surpréparation est, on le sait bien, une mauvaise chose : elle survient lorsqu'on pense qu'on n'en fait jamais assez, jamais assez longtemps. Et tout ce qui a une odeur de culpabilité, de dette, est triste et mauvais, affaiblissant. La coupure est donc nécessaire : il faut vivre autre chose que la "vraie vie", il faut vivre sous forme de fiction, jouer, aller au cinéma, au théâtre, "se faire du cinéma". Comme on dit à l'école, il faut des récréations : de la re-création de soi.

    Cette réflexion est très simple et très profonde. Elle souligne que, en devenant professionnel, le rugby peut perdre son aspect "ontologique", "gratuit" ou "libéral". Il le perd de façon certaine si les joueurs sont mis au régime de la dette et de la culpabilité, qui se traduit en continuité étouffante sans possibilité d'en sortir. Si on m'avait demandé de faire de la philosophie 24h sur 24 en m'enfermant dans un lieu idéal avec super-bibliothèque, salles de cours luxueuses, etc., cette passion serait devenue pour moi un enfer, pire : j'aurais fait de la mauvaise philosophie, j'aurais mal fait. Et mal faire, c'est faire le mal et se faire mal. Pour conserver le moment libéral et gratuit (caractéristique du jeu) d'une passion lorsqu'on en fait son métier, on doit s'y donner à fond certes, mais une partie du temps seulement, un temps raisonnable de travail. Sans se mutiler par une monomanie. Il faut prendre l'air. Galthié conclut le chapitre par une phrase audacieuse : "il faut savoir raccourcir les entraînements".

    La question du temps et de la fréquence est donc décisive. Les tyrans et tortionnaires sont passés maîtres dans l'artmedium_WPerec.jpg d'organiser la vie des autres de façon à leur boucher tous les points de fuite, y compris et surtout celui qu'ils puisent dans leur propre pensée. On relira à ce sujet le plus beau et le plus terrifiant roman qui a été écrit sur le sport ainsi dénaturé et transformé en étouffoir: W ou le souvenir d'enfance de Georges Perec (1).

    1 - Paris, Denoël, 1975 (nombreuses rééditions). Pour ceux qui veulent se prendre la tête sur cette question, La Choule se permet de renvoyer à l'article en ligne de Catherine Kintzler "Sport, jeu fiction et liberté".

     Sommaire du blog

    PS.1  Vu le match Angleterre-Afrique du Sud à la télé. Quelle belle leçon de rugby. Admiré le savoir-faire de Du Preez, le calme olympien et la grâce de Montgomery, la rapidité de Habana... TF1 a fait un peu de progrès dans le cadrage et le commentaire, vous ne trouvez pas ?

    PS.2 La Choule passe à Radio classique jeudi 20 septembre à 8h40 et à la télé FR3 le même jour, à 22h30 (émission "Ce soir ou jamais" consacrée au rugby). Ah! Alain: je n'oublie pas Radio Suisse romande le même jour à 13h (en duplex de leur studio de Paris)... Presque une journée d'homme politique faisant le tour des plateaux un soir d'élections... épuisant ! 

  • France-Angleterre bravo, et zéro pour France 2 !

    France-Angleterre bravo !
    Mais zéro pointé pour France 2

     par Mezetulle

    mediumTrès brillant match hier soir, vraiment convaincant et rassurant... 22 à 9, c'est sans discussion. Il semble que la fraîcheur physique et mentale du XV de France tienne la route pendant tout le match... et c'est à mon avis ce qui fait la différence. Je préfère le rugby béton au rugby champagne, le côté Cyrano de Bergerac me tape sur les nerfs (car Cyrano est un loser) ... Et quand il y a des bulles et du panache dans le béton, c'est encore mieux ! alors maintenant il faut continuer... et gagner !

     

    Mais que penser de la réalisation télé de France 2 ? Souvent à côté de la plaque. Je pense par ex à la 42e minute : on s'attarde longuement sur Vickery allongé sur le brancard alors qu'Elissalde est en train de taper une pénalité... le côté "jeux du cirque people et sports sanguinaires" a pris le dessus. Voyeurisme déplacé ? Même pas : puisque en 2e période, on n'est pas non plus mis au courant d'une pénalité... on voit autremedium chose avant que le réalisateur "réalise" que le jeu est ailleurs que sur l'image qu'il nous montre. Absence de professionnalisme : ils ne savent tout simplement pas regarder du rugby ! C'est comme si, dans une retransmission de concert, on nous montrait un instrumentiste juste au moment où il ne joue pas.

    mediumQue dire des commentaires, on passe une partie du temps à nous faire part des matches de foot qui vont avoir lieu au stade vélodrome et à faire de l'autopromotion pour les émissions sportives de Fr 2 ... est-ce bien le sujet ? Très peu d'explications, Galthié se contentait de suivisme... Je regrette vraiment les commentaires de Thierry Lacroix. Sans parler de Jérôme !!!

    Et la vulgarité de l'interviewer qui dit à Dusautoir à la fin du match "alors vous avez coupé quelques tranches de rosbif ce soir!!!" Dusautoir a gardé son quant-à-soi et toute sa lucidité et s'est bien gardé de saisir cette très vilaine perche qu'on lui présentait si complaisamment : monsieur Dusautoir, vous avez réagi pas simplement en pro, mais en gentleman.

    J'ai peut-être une idée un peu trop idéalisée du rugby, mais je trouve que la réalisation tv n'était vraiment pas à la hauteur ni de ce sport, ni de ce très beau match.

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  • Sur le livre de L.Bénézech (3e partie)

    Sur le livre de L. Bénézech Anatomie d'une partie de rugby (3e et dernière partie)
    L'immédiateté rustique du texte, l'urbanité décalée des photos

    Décidément, je n'apprivoise pas le livre de Laurent Bénézech Anatomie d'une partie de rugby (éd. Prolongations), il me glisse des mains, me fait commettre des "en-avant"... Pourquoi ce sentiment de porte à faux qui fait que je ne peux ni l'adopter ni le délaisser ?

    Comme je le soulignais précédemment, l'ouvrage se penche sur des notions et des affects, à l'exclusion de toute référence singulière - histoire, noms propres. Or on pourrait penser que, composé à parts égales de textes et de photos, les textes expliquent des notions, réservant la monstration directe des affects aux photos. C'est l'inverse : belle idée assurément, mais si les photos (remarquablement choisies) relèvent hautement le défi, il n'en va pas toujours de même pour le texte.medium_EnAvantBénézech.jpg

    A quelques brillantes exceptions près (de beaux chapitres sur "La Passe"... où toutes sont passées en revue p. 78, sur "l'En-avant" p. 80 ou encore sur "La Touche" où est avancée une très convaincante comparaison avec la danse contemporaine), le texte ne décrit pas, n'explique pas, ne conceptualise pas : il entend se placer à l'intérieur d'un psychisme - celui du joueur, celui du supporteur - pour le réactiver chez le lecteur. Ce sont donc des états d'âme qui, par des monologues, des dialogues intérieurs, des apostrophes, se succèdent dans une écriture qui recourt trop souvent à des palliatifs et des marqueurs d'insistance : majuscules hurlantes, italiques, exclamations, points de suspension.
    A force de vouloir être en sympathie avec le lecteur initié censé se reconnaître dans ces procédés détournés, cette écriture faite d'extériorité s'aliène le lecteur quelconque parce qu'elle est trop souvent un clin d'oeil à celui qui est dans le rugby comme un poisson dans l'eau.

    On m'objectera que tout texte intéressant produit un sentiment d'étrangeté. Certes, mais il le produit pour tous, et surtout pour ceux qui croient être en terrain familier. Le poète est capable de me rendre ma propre langue lointaine, étrangère : il l'arrache à l'idiome et la met en déroute pour la révéler. Or ici, c'est au contraire le parti-pris de familiarité et si j'ose dire de consanguinité qui domine le texte : le rugby y est ramené à son intimité, à ses affinités indicibles, il forme un cercle et une famille resserrés à laquelle je n'appartiens pas.

    Et d'ailleurs je ne suis nullement invitée. Le chapitre "Les Joueurs" (p. 24), chef d'oeuvre de littérature identitaire, me le fait rudement savoir. Ils sont plaisamment présentés sur le modèle d'une famille agricole, attablés autour du père, rompant un pain immémorial, à des places immuables depuis des générations. En toile de fond, des figures féminines figées dans ce que l'imaginaire collectif a de plus redoutable : une mère castratrice (l'entraîneur), une fille à séduire, et "quelques salopes malpropres" - allusion aux chansons paillardes de la 3e mi-temps (les épouses, quant à elles, en prennent pour leur grade dans le chapitre sur "L'Essai" p. 122 qui met aux prises un idiot de joueur et son imbécile de femme). medium_LeNain.jpg

    Dans ce tableau rustique on ne sait qui est le plus à plaindre, chacun occupant une place qu'il n'a pas choisie, mais qui lui a été attribuée par une destinée (son gabarit, son rang de parenté, son sexe, son âge, sa condition...) le mettant perpétuellement hors de lui et jamais en exigence d'être lui-même. Tout le contraire de l'héroïsme : rien que les vertus conventionnelles d'un régime révolu ! Et le coaching est arrêté depuis belle lurette ; aucune place à prendre, aucune circulation ne vient aérer ce tableau étouffant: jeunes urbains, passez votre chemin, on n'a pas besoin de vous.
    Il ne suffit pas de peindre des paysans dans une touchante scène de genre nostalgique pour parvenir à la cheville d'un Mistral, et encore moins à celle d'un Virgile.

    Alors quel soulagement de quitter la page écrite pour aller poser son oeil à côté, au revers, en marge, en hors-texte et de voir sur ces magnifiques et judicieuses photos tant d'innovation, tant d'ouverture, tant de questions, tant de réflexion, tant d'aspérités, tant de sollicitations pour la pensée, tant de décalages, tant de bougés, tant de cocasseries aussi : toute cette rigide consanguinité est balayée, remise en question et décoiffée par le talent, l'élégance, la présence d'esprit, le doute, et par un usage inventif de la force, lesquels n'excluent pas les maladresses ni les échecs.

    A elles seules, les photos parviennent à faire comprendre, parfois malgré le texte qui les environne, comment la civilisation héroïque a su traverser les âges, s'extraire des villages et des terroirs pour n'en retenir que les saveurs exquises, circuler à travers le monde, se griser d'autres chants que de paillardises, et se greffer sur le monde moderne.

    [N.B. La photo de la p. 83 (F. Nataf, L'Equipe) est celle de mon exemplaire personnel du livre. Elle est publiée à des fins strictement didactiques, en illustration directe des propos tenus dans cet article.] 

    Voir le premier article "Un purisme du concept et de l'affect"
    Voir le deuxième article "Le rugby serait-il démocratique par nature ?"

     Sommaire du blog

  • Sur le livre de L. Bénézech (2e partie)

    Sur le livre de Laurent Bénézech Anatomie d'une partie de rugby
    Deuxième partie : le rugby serait-il démocratique par nature ?

    par Mezetulle

     En attaquant la lecture proprement dite (voir la 1re partie), je tombe aussitôt sur un texte introductif intitulé "Philosophie". Là, je me sens interpellée. C'est mon job d'aller y voir de près, non ?

    Alors, anatomisons ce texte.Thèse principale : le rugby s'autorise de contradictions et de complexités qui rendent impossible la modélisation du déroulement d'un match (d'où l'on conclut que seule l'anatomie peut en saisir les finesses). Thèse secondaire : la passe en retrait, emblème de la contradiction rugbystique, en fait un sport éminemment démocratique par sa forme de transmission (renoncement à la hiérarchie de type "monarchique", stratégie qui évite la ligne droite, etc.).

    Là encore je suis prise dans un stimulant inconfort de lecture, une alternance d'enthousiasme approbateur et de profond désaccord. Autant je crois la thèse principale juste, puissante par sa précision, éclairante et féconde (et l'ensemble du livre l'atteste), autant je trouve la thèse secondaire (le rugby comme "représentation idéale d'un régime de type démocratique") tirée par les cheveux et inutile parce que trop large. Revenir sur l'histoire du rugby en Afrique du Sud ou dans l'Italie d'avant-guerre pour la démentir serait une "cravate" indigne de la hauteur du livre de L. Bénézech, et pour un plaquage de meilleur aloi je m'en tiendrai à une argumentation conceptuelle. 

    Si la comparaison (très implicite et voilée) avec la démocratie athénienne tient un moment la route - chacun étant medium_Democratiecouronnant_le_peuple.jpgappelé a priori à porter le ballon, bien que ce ne soit pas, heureusement, par tirage au sort ! - la suite, qui retient (tout aussi implicitement) le sens classique et libéral du terme "démocratie", relève à mes yeux d'une sorte de credo, d'un zèle aujourd'hui répandu à marteler des idées bien-pensantes auxquelles il est bien sûr mal vu de ne pas croire.

    Non, l'aveu des contradictions et des complexités et leur traitement dialectisé, biaisé, en répartition collective n'est pas le partage des seules démocraties libérales : n'oublions pas que le XXe siècle a connu un théoricien virtuose et un praticien redoutable de la contradiction et de la collectivité toute-puissante en la personne de Mao. La dialectique peut être mise au service de bien des régimes, ce qui ne l'empêche nullement d'être une très grande idée. Quant à la distributivité, elle n'est pas davantage d'essence démocratique : songeons que ses principaux théoriciens furent Aristote puis la hiérarchie catholique, inventeurs de l'"équité" aujourd'hui à la mode précisément parce qu'elle est opposée à l'égalité et à l'idéal démocratique classique. Enfin, remarquer que l'essor du rugby coïncide historiquement avec celui des systèmes politiques démocratiques ne contribue en rien à lui donner telle ou telle propriété qui leur serait commune.

    Le maniement de concepts aussi chargés et polysémiques demanderait un peu plus de soin et de précision, et je ne suis pas sûre qu'il en résulterait un éclairage décisif et précis pour le rugby. A vouloir frapper trop fort et trop large, on passe à la fois au-dessus et à côté des poteaux...

    A vouloir utiliser la philosophie comme un bulldozer, on s'expose à écraser son objet. Il vaut mieux l'utiliser comme un chien d'arrêt : lever une belle idée à partir de la configuration précise du terrain et des circonstances, et la regarder s'envoler entre les poteaux...

    C'est ce qu'on peut attendre de la suite du livre. En entrant dans le détail, on revient au contact et toute la compétence de l'auteur se trouve mobilisée. Ce qui ne signifie pas la fin des agacements pour la lectrice que je suis...

    A suivre...
    Voir la première partie "Un purisme du concept et de l'affect"
    Voir la troisième et dernière partie "L'immédiateté rustique du texte, l'urbanité décalée des photos"

    Sommaire du blog

  • Sur le livre de L. Bénézech (1re partie)

    Sur le livre de Laurent Bénézech Anatomie d'une partie de rugby.
    Première partie : un purisme du concept et de l'affect

    Passant mes étés invariablement dans l'Ariège depuis plus de 30 ans, je ne pouvais manquer d'y emporter le livre de l'Appaméen (1) Laurent Bénézech Anatomie d'une partie de rugby, Editions Prolongations, 2007.

    Ce livre est attachant et agaçant, superbe et défaillant, merveilleusement pensé et quelquefois un peu débraillé, somme toute homomorphe à son idée principale que je crois profondément juste : le rugby est fondé sur des contradictions, lesquelles ne sont pas dissimulées, mais au contraire avouées et exhibées pour être sinon résolues du moins traitées. Tellement attachant et tellement agaçant qu'il me faudra plus d'un article pour en parler.medium_Bénézech.jpg

     Je commence par le coup d'oeil du professionnel de la lecture. Je feuillette, je tâte, je tourne le livre entre mes mains.

    Un beau format in quarto, avec de superbes photos parfaitement choisies: presque toutes illustrent en effet une contradiction, un point qui rehausse et expose l'étrangeté du rugby, qui en souligne le fort caractère "pas rond" - je retiendrai de façon emblématique celle de la p. 27, où l'on voit unis, debout et de dos, un deuxième ligne gigantesque enveloppant de son bras gauche un petit trois-quarts dont la tête vient s'ajuster dans l'aisselle de son coéquipier.

    Une division en sections et chapitres qui explicite la démarche analytique annoncée par le titre. C'est une dissection en quatre phases : les acteurs (joueurs, arbitre, ballon, stade, supporters, terrain), l'avant-match (vestiaire, échauffement, entrée sur le terrain), le match (du coup d'envoi au coup de sifflet final, tout est passé en revue dans cette énorme section), l'après-match (vestiaire bis, dirigeants, 3e mi-temps).

    Le principe de cette anatomie est intérieur : celui des états d'esprit, des humeurs, des émotions ressenties par le joueur et le supporter. Ce n'est pas un récit, ni une mise à plat, mais une analyse inspirée par une pathétique.

    Là aussi, la photo pointe toujours l'instant décisif, ce que Barthes (2) medium_Barthes.jpgappelle le "punctum", de l'angoisse de l'avant-match à la solitude du buteur en passant par l'en-avant - cette escapade facétieuse du ballon, comme s'il avait de l'esprit -  et par la chorégraphie de l'échauffement. Avec des métonymies qui disent tout : une main sur un genou, une poigne froissant un short, une nuque hirsute barrée d'élastoplast dont émanent la force et le doute..



    Voilà qui est très bien fait, très intelligent et passionnant au sens strict. Mais aussi quelque chose me dérange, m'échappe. Quoi au juste ?

    Les photos ? Pas de référence. La liste sèche des crédits photographiques p. 160 satisfait aux obligations légales, mais elle est impossible à manier : protectrice pour l'auteur et l'éditeur, elle reste stérile pour le lecteur. On ne sait pas qui est sur la photo, de quel match il s'agit, quand elle a été prise. Pourquoi, en réduisant la photo à sa seule fonction d'illustration conceptuelle, priver celle-ci de sa référence empirique - comme si le concept devait nécessairement être débarrassé de ses occurrences hic et nunc?

    Un excellent lexique des termes techniques (p. 156-157) avec une admirable formule livrant les points dont l'étude est nécessaire et suffisante pour "suivre un match de rugby sans problème". On comprend tout, et surtout qu'on ne peut pas comprendre sans un minimum d'étude. Et à côté de cela, très étrangement, pas de références ni en note ni en bibliographie même sommaire. Alors je suis prise d'un doute : cette absence relève-telle de la lacune ? Et si c'était voulu ? En y pensant bien, c'est comme les photos: même lorsqu'on y reconnaît une personne, celle-ci n'est pas nommée... 

    Tout se passe comme si une option délibérée d'effacement de toute particularité de lieu, de temps, d'action, de personne, avait été prise. Me voilà feuilletant le texte de nouveau, à la recherche d'un nom propre dans le corps de l'ouvrage... mais oui c'est bien ça. Le livre de Laurent Bénézech se propose le tour de force inverse du roman de Denis Tillinac : écrire la singularité du rugby sans consentir à ses occurrences particulières, personnelles, historiques. Tracer l'épure analytico-pathétique d'un rugby pérenne, et rien d'autre. Et de relire le titre, aux termes soigneusement choisis: anatomie d'une partie de rugby et non d'un match, dont on se demanderait inévitablement lequel. Une partie dont on découpe les parts pour en écrire la partition.medium_encyclopédie.2.jpg

    J'émets alors l'hypothèse que le modèle secret de Bénézech serait l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, en plus orgueilleux. En plus orgueilleux, car si l'Encyclopédie exclut de ses entrées les noms propres de personnes, elle s'honore bien au contraire dans ses articles de citer ceux qui ont contribué aux progrès des notions traitées... Bénézech ne s'embarrasse pas de tels détails et préfère une flamboyante tour d'ivoire, qui peut se révéler à l'occasion bien confortable : le moyen le plus sûr d'éviter de se brouiller avec beaucoup de monde est encore de ne citer personne! 

    Cette décision provocatrice, ce purisme du concept et de l'affect (malheureusement non assumé, car on cherche en vain le Discours préliminaire qui en brandirait clairement et distinctement le flambeau) pourraient bien me plaire un peu trop, et me donnent des démangeaisons, une furieuse envie de gratter, de continuer, et de me battre avec un livre auquel j'en veux de ne pas avouer son audace.

    Il faut alors entrer dans le contenu, et commencer par le début. 

    A suivre... Voir la deuxième partie : "Le rugby serait-il démocratique par essence ?"
    Voir la troisième et dernière partie "L'immédiateté rustique du texte, l'urbanité décalée des photos"

    1 - Appaméen : c'est ainsi qu'on désigne les natifs et / ou les habitants de Pamiers, ville natale du musicien Gabriel Fauré.

    2- Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris : Cahiers du cinéma /Gallimard/Le Seuil, 1980.

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