Un haka reconverti. Réflexions sur une opération esthétique
Beaucoup de choses ont été dites sur le haka des All Blacks, et je vais en remettre une couche arpès le match du 6 octobre.
Quel est au juste son statut ? C'est une admirable chorégraphie rituelle, mais une chorégraphie : alors il faudrait la produire avant les hymnes nationaux - ce qui contribuerait à élever le niveau des divertissements d'avant-match. On pourrait de la sorte avoir un festival de hakas, car il y en a pour toutes circonstances. Mais à l'évidence, les All Blacks l'utilisent comme un deuxième hymne qui leur appartient en propre, et lui donnent un caractère intimidant. Pourquoi alors seraient-ils les seuls à bénéficier d'un second hymne ? On m'objectera qu'il y va de leur "identité"... c'est comme si on coupait les griffes à un chat, etc. Mais l'identité n'est pas un motif pour rompre l'égalité : les Ecossais n'ont jamais imaginé danser la gigue, les Italiens la tarentelle, les Français le French cancan, la java (euh pardon la sumatra ? la bornéo ?), etc., après les hymnes nationaux et juste avant le coup d'envoi...
La réponse à la question est en partie dans le contenu même du haka : il est sans réplique, c'est une danse absolue. Avec une tarentelle, une gigue ou une valse, on peut faire de l'esprit, de l'autodérision, on peut même atteindre le beau, mais on ne va pas jusqu'au sublime. Le haka fascine : son effet repose sur une esthétique du sublime - on est happé, on s'en veut de ne pas avoir trouvé quelque chose d'aussi fort. Et, tel un oiseau fasciné par le chat qui l'hypnotise avant de le dévorer, on ne peut s'empêcher de regarder comme on regarde dans un gouffre, on est à la fois apeuré et transporté. La force de ce haka est d'excéder le beau pour parvenir au terrible, forme de l'admirable. On ne peut pas, comme Ulysse le fit avec le chant des Sirènes, se boucher les oreilles (ici fermer les yeux) ou s'attacher quelque part pour ne pas voir. Les Sirènes exercent une séduction, mais le haka ne séduit pas : il exalte et horrifie à la fois. Inutile de s'en détourner car il n'appelle aucune réponse, il n'appelle qu'une contemplation muette : il est par définition sans réplique.
Que faire alors devant cette chorégraphie ? Il faut savoir que c'est une chorégraphie, savoir que c'est sublime et que le sublime, comme la chorégraphie, est fragile : il suffit d'un tout petit décalage pour qu'il sombre sinon dans le dérisoire, du moins dans le déplacé. Un grain de sable peut rompre le charme, et faire que "ce n'est pas ça". Car le sublime ne repose pas sur un secret de fabrication maori : il y a belle lurette que les trucs en ont été éventés au IIe siècle de notre ère par le pseudo-rhéteur Longin, dont le Traité du sublime fut traduit en français par Boileau en 1674.
Réduisons les choses à l'aspect chorégraphique. L'essentiel repose ici sur une occupation fantasmatique de l'espace qui s'effectue paradoxalement par un dispositif chorégraphique presque immobile : un espace effrayant tout entier projeté vers l'avant et vers le haut, reposant sur la visibilité des visages, de la face avant du corps des danseurs, et sur des gestes esquissés vers l'avant (d'autant plus énergiques que leur force est dans leur rétention-projection) ou effectués de bas en haut genoux fléchis. L'espace ainsi produit est ce qu'on appelle une "quantité esthétique" : il n'est plus mesurable en unités rationnelles... il devient une immensité, le théâtre de la défaite annoncée.
Alors, étant entendu qu'il faut accepter le "sans réplique" en consentant au regard, il faut trouver quelque chose qui frappe cet espace, qui l'oblitère, qui en bloque l'expansion et qui le ramène à sa quantité mathématique. Exactement ce qu'ont fait les Bleus, et cela dans trois dimensions, avec une grande pertinence : la photo (AFP) ci-dessous l'illustre très bien (1).
1° Blocage de l'expansion vers l'avant. Il suffisait de s'approcher, au plus près, jusqu'à faire croire aux danseurs qu'on allait les toucher : audace sacrilège sans doute, mais qu'il suffisait de suggérer. Plus prosaïquement : un danseur qui sent, à la suite d'une erreur de trajectoire, que son mouvement risque de heurter une cloison est déstabilisé. Il doit reprendre ses marques. Ici, c'est le mur qui s'est approché, ce n'était pas prévu et ils sont redevenus ce qu'ils sont à ce moment : de simples et beaux danseurs.
2° Blocage de l'expansion vers le haut. Reconvertir le fléchissement des genoux en abaissement. Comment ? En n'ajustant pas le regard sur l'horizontale du vis-à-vis, mais en restant debout, de telle sorte que les regards se croisent sur une ligne oblique de haut (Bleu) en bas (Black). Les toiser, tout simplement. Facile, puisqu'ils s'accroupissent presque ! Mais cela ne pouvait se faire que de près : souriez, on vous regarde, on vous trouve beaux, mais pour le sublime vous repasserez. C'est une variante de la fameuse figure du silence d'Ajax lorsque Achille vient lui parler sur le seuil des Enfers.
3° Déviation de l'espace héraldique, entièrement capté d'ordinaire par la puissance de la danse: en principe les spectateurs n'auraient dû avoir d'yeux que pour les danseurs. Et là ce fut la bonne idée des couleurs : dévier le regard du spectateur, l'obliger à se partager entre les deux équipes par l'exhibition de couleurs flamboyantes autant que symboliques - bleu blanc rouge - exhibition d'autant plus remarquée qu'on n'était pas en France ! "nous sommes visibles, nous portons nos couleurs, ce moment nous appartient autant qu'à vous". Ajoutons à cela la neutralisation du noir en gris (la guéguerre du maillot) : les Furies (je parle de celles qu'on a dans la tête) n'ont pas pu déployer complètement leurs ailes.
Il restait, pour soutenir cette opération de reconversion esthétique, et pour qu'elle ne sombre pas elle-même dans le dérisoire, à jouer un match digne de ce moment de désamorçage. Il restait à faire le plus gros! Mais la lucidité et l'à-propos sont précieux, même dans les petites choses.
1 - Voir aussi la photo sur le site de Sport365, avec un article de J. F. Paturaud.
Commentaires
Comme toujours, une analyse fine est pertinente. dorénavant la défense et le blocage de l'espace commence avant le match...Les blacks ne portent même pas leur propre deuil...
Beau décryptage des images !!!
Pour autant vous dites que le haka est "sans réplique", je vous répondrais que les hymnes aussi. Vous proposez le haka avant les hymnes, je vous signalerais qu'il me semble que tous les sports n'utilisent pas les hymnes nationaux: c'était le cas notamment de l'aviron jusqu'à une date récente.
Sinon il me semble que le haka, ou en tout cas le ka mate, est bien plus intéressant qu'une simple chorégraphie (comme la marseillaise est plus qu'une simple chanson). J'ai trouvé leur haka moins joli, moins ritualisé, moins interrogateur, que nombreux d'autres (j'ai entendu dire que c'était le cas depuis le début de la compétition), pour autant la marseillaise est toujours aussi ridicule dans un stade et toujours aussi mal chantée par nos sportifs qui n'ont pas tous fait l'effort de prendre des cours de chant (je crois que les blacks travaillent pas mal leur haka)... ne pourrait-on pas plutôt tenter un haka à notre tour ?
Olé pour La Choule !!! Ropib, le haka inspire les plus grands chorégraphes comme Angelin Preljocaj...c'est une danse ("sacré") et La Choule te fait une petite analyse aux oignons de l'opération "Bleu-Blanc-Rouge" qui contrairement à celle du Rainbow Warrior fût magistrale.
Si je dois peindre un moment de ce match que je n'ai pas vu...c'est cette image !
@Lio
Très très bien. L'analyse est magistrale je trouve. Je dis juste qu'une opération de "désamorçage" de notre marseillaise aurait sans doute été plus que critiquée...
>ropib: je n'ai jamais parlé dans mon article de "désamorcer" un hymne national. La Nouvelle-Zélande, comme tous les pays en compétition, a un hymne national qui a le même statut que les autres hymnes. Il est joué et chanté dans le plus grand silence et dans le plus grand respect, comme les autres hymnes, au moment prévu pour cela. Nous l'avons entendu samedi soir avant La Marseillaise (le protocole voulant que l'hymne du pays invité soit joué avant celui du pays invitant).
Superbe analyse qui me fait penser aux travaux de Michel Pastoureau (notamment en référence à l'héraldique), sur la couleur et sa fonction, ainsi que leur détournement.
Merci,
je prends maintenant le temps de lire la suite...
@Lachoule
"Il restait, pour soutenir cette opération de reconversion esthétique, et pour qu'elle ne sombre pas elle-même dans le dérisoire, à jouer un match digne de ce moment de désamorçage." Vous parlez explicitement du désamorçage du haka. Enfin c'est ce que j'ai compris.
Encore une fois j'ai beaucoup aimé votre article, j'aborde un tout petit coin qui pourrait peut-être être discutable.
Vous dites: "Mais l'identité n'est pas un motif pour rompre l'égalité : les Ecossais n'ont jamais imaginé danser la gigue, les Italiens la tarentelle, les Français le French cancan, la java (euh pardon la sumatra ? la bornéo ?), etc., après les hymnes nationaux et juste avant le coup d'envoi..."
J'imagine la scène d'un désamorçage de marseillaise parce que vous mettez le haka au même niveau que le french-cancan... Je trouve que le haka a plus sa place sur un terrain de sport que la marseillaise, que le désamorçage du haka mériterait un désamorçage de notre hymne et qu'en plus les blacks font mieux leur haka que les bleus ne chantent.
"Pourquoi alors seraient-ils les seuls à bénéficier d'un second hymne ? "
Finalement je dis: pourquoi avons-nous décidé, il y a certes longtemps, de la forme que devaient prendre les manifestations d'appartenance ? Pourquoi ces manifestations seraient-elles plus respectables que d'autres (quand un peu d'objectivité suffit pour voir le ridicule de la scène et que le "désamorçage" est si facile tellement la mise en scène est pauvre) ? Pourquoi ne pas remettre cette règle-ci en question ? Pourquoi devrions-nous penser qu'il n'y a qu'un seul hymne sous prétexte que nous n'avons pas eu l'imagination d'en avoir un second ?
>ubifaciunt. Mais oui, je suis une lectrice de Michel Pastoureau ! Il a été cité, bien entendu, sur ce blog, dans un article consacré aux maillots : "Guêpes, tigres et semis de fleurs..."
Je suggère aux Blacks de faire le Haka dans leur 22m... ils regagneront ainsi toutes ces dimensions symboliques... et permettront aux cameras de faire à nouveau des jolis plans !
Je ne veux surout pas nier l'importance du Haka dans la culture NeoZelandaise ni son rôle dans l'approche des matchs, mais il est amusant de se rappeler que, s'agissant du rugby, tout cela a débuté par une vaste plaisanterie...
La première "tournée" d'une équipe Britanique en Nouvelle Zélande / Australie en 1888 ( http://tinyurl.com/22prho ) fut le fait de promoteurs privés, tout comme le fut la visite en Angleterre d'une équipe de Maoris Neo Zélandais plus tard la même année.
Les managers de cette dernière tournée eurent l'idée de faire jouer cette "danse de guerre" aux joueurs, en costumes (!), afin d'attirer du monde aux entrées payantes au stade... on leur demanda même de recommencer sur la scène de certains Music-Halls locaux...
En images (et un peu plus..) ici : http://rugby-pioneers.blogs.com/rugby/2006/06/the_maori_war_c.html
Les journalistes de TF1 ont également ajouté qu'ils n'avaient, dû au rapprochement des joueurs français, aucun angle de vue pour filmer les danseurs... Ce qui se voit parfaitement dans le film du match. Ceci n'a certes, rien ajouté à la déstabilisation des Blacks, mais laisse évidemment supposer combien a dû être immense la pression sur les néo-zélandais.
Et je trouve l'anecdote amusante (même si elle n'a rien de philosophique...)
Ils ont été extrêmement habiles, et très culottés de se réaproprier ce moment sacré et tellement redouté.
Savez-vous s'il y avait eu des précédents ???
Amandine, il y a plusieurs précédents - Français ou étrangers - dont un des plus notables nous vient d'Irlande, 1989 :
http://www.dailymotion.com/video/x350zl_ireland-respond-to-the-all-blacks-h_fun
En même temps, ça n'avait pas vraiement porté chance aux Irlandais... défaite 6-23...