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Concepts, art, littérature - Page 8

  • Art et rugby

    Art et rugby : un rugby ontologique ...

      par Mezetulle

    Un rugby sans ballon, sans équipement, sans match à gagner ou à perdre, sans entraîneur et sans sélectionneur (ouf!), sans vestiaires, sans terrain à conquérir, sans chronomètre, sans équipes adverses, sans arbitre, sans articles de presse qui vous éreintent (ou qui vous encensent  - mais n'est-ce pas au fond la même chose?), sans troisième mi-temps, un rugby dépsychologisé enfin : est-ce bien encore du rugby ?medium_Leve1.jpg

    Il suffit de considérer ces photos pour répondre : oui... notre rugby, on le reconnaît !

    C'est celui que compose (ou plutôt que réduit à son essence) l'artiste-photographe Edouard Levé : un rugby absolument libre, dégagé de toute anecdote, rendu à son pur moment gestuel, libéral. On y voit ce que l'on ne peut pas abolir : le geste, la posture, le sol, la gravité. Allez, je vais encore lâcher un gros mot : un rugby ontologique, "nature", comme on dit "une omelette nature"... sans rien d'autre que soi-même !

    N'ai-je pas raison de comparer de temps en temps le rugby et la danse ?medium_Leve3.jpg

    Et par dessus le marché, l'artiste ajoute à ce dépouillement le paradoxe de l'instantané, propre à la photo : l'essence d'un mouvement saisi en dehors du temps. Un mouvement revenu à soi, une pure figure.

    De temps en temps ça fait du bien de ne plus rêver qu'à la liberté.

    Et justement c'est le moment, après avoir gagné un grand Tournoi! 

    Voir la série de photos sur le site de la galerie Loevenbruck (40 rue de Seine, 2 rue de l'Echaudé - 75006 PARIS) l'expo a eu lieu en 2006.
    Photos réunies dans l'ouvrage Reconstitutions (Philéas Fogg, 2003). On lira également l'article sur le site paris-art.com et surtout un entretien accordé par E. Levé à la Société française de photographie, où il explique les principes de cette série "Rugby".

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  • Avantage : filles ?

     Avantage : filles ? Un dénuement salutaire

     par Mezetulle

     Dans mon dernier billet, j'évoquais la nécessité de contrarier le mouvement spontané, le consentement à se désemparer pour pouvoir construire force et adresse sur ce vide. Briser les obstacles que constitue un savoir en toc fait d'implicites : ainsi, apprendre c'est d'abord ré-apprendre en se débarrassant de ce qu'on ne sait que trop.

    Mais alors, paradoxe, c'est le rugby féminin qui semble avoir l'avantage, puisque les filles en la matière ne sont pas encombrées autant que les garçons de préalables, de mythes et d'a priori. C'est vrai sans doute pour d'autres sports, mais plus particulièrement au rugby, sport de tradition "virile" qui se transmet un peu tribalement par imprégnation, contiguité, et que les filles abordent dans une sorte de dénuement salutaire.medium_Feminin2.jpg

    C'est l'analyse (entre autres idées) que propose Joris Vincent dans son article "Le rugby féminin : un rugby à part entière ou un monde entièrement à part ?", publié dans un ouvrage collectif que j'ai déjà cité dans ce blog (1).

    Il parle à cet égard d'une"vacuité culturelle intéressante" :

    Marquées par leur statut féminin, les filles semblent moins influencées que les garçons par la culture rugbystique. En contact passif ou actif avec le milieu rugbystique, ces derniers accèdent à un niveau de connaissances plus ou moins empiriques les situant déjà comme des initiés bien avant d'avoir réellement joué au rugby. Le rapport d'une fille à la pratique est différent. Tant qu'elle n'a pas couru avec un ballon et affronté l'épreuve de la charge adverse, elle reste complètement novice sans a priori tactique ni technique. Loin de représenter un obstacle, cette vacuité culturelle devient une richesse. En effet, ce vide permet d'éviter l'étape de déconstruction culturelle du jeu nécessaire et incontournable dansla formation des joueurs. Les convictions masculines sur le jeu reposant sur des représentations ancestrales et fantasmées du jeu sont le plus souvent un facteur de résistance à la progression tactique et technique du joueur. Les joueuses ne présentent pas cette culture d'opposition sur la connaissance du jeu. Ainsi est-il plus facile d'accorder les représentations des joueuses et celle de l'entraîneur.

    Comme le disait Descartes, qui pensait que les femmes pouvaient et devaient faire de la philosophie :  "elles n'ont point l'esprit gâté par les études" !medium_Feminines.jpg

    Mais, ajoute J. Vincent, cette disponibilité serait aussi un obstacle... :

    Par contre ce niveau de connaissances constitue un obstacle à la formation. Les joueuses ne possédant pas forcément toute la logique culturelle du rugby (formes de jeu, culture du poste), il est nécessaire de reconstruire avec elles tout un langage rugbystique qui doit être le plus imagé et le plus significatif possible.

    Avantage de la vacuité, mais obstacle parce que presque tout est à construire et à expliciter... ? De quel côté est ici l'obstacle ? ... ne serait-ce pas plutôt du côté du mauvais entraîneur, qui prétend s'appuyer sur un savoir déjà-là et qui se dispense de construire ce qu'il enseigne, celui qui ne sait pas formuler, imager, schématiser, conceptualiser, inventer des expériences, et pousser à l'erreur pour pouvoir la corriger... celui qui se contente d'un "suivez-moi les gars!" ?

    (1) dans Rugby : un monde à part ? Enigmes et intrigues d'une culture atypique, sous la dir. de Olivier Chovaux et Williams Nuytens, Arras : Artois presses université, 2005, p. 151-174. Voir l'article "Epouse ou mamie".

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  • Mouvement contraire et totalité du corps

    Mouvement contraire et totalité du corps

    par Mezetulle

    Lorsque j'étais enfant, j'admirais le geste de ma mère en train de battre une omelette, considérant que cette alliance stupéfiante de rapidité, de précision, d'adresse et de force me serait à jamais inaccessible. Mais j'y suis arrivée. Pour cela, comme pour apprendre à coudre, à tenir un crayon, à sauter à la corde, j'ai dû apprendre à ne pas m'abandonner au premier mouvement de mon corps pour pouvoir le rendre disponible au mouvement vrai, fort, habile et rapide qui en révèle toute la puissance.

    Toute discipline, qu'elle soit corporelle ou intellectuelle, s'effectue grâce au mouvement contraire qui contraint pour libérer, qui fait le vide pour rendre possible l'appropriation. Et donc on peut dire cela, a fortiori, de tout sport de haut niveau. Mais aucun ne le fait de manière aussi visible, éclatante que le rugby, car aucun n'affiche aussi insolemment que la contrariété est partout, à tout moment, à son principe.medium_PassePatSandersonEmpics.jpg

    Reculer pour avancer, mains en arrière sur le côté et pieds en avant tout droit sculptant cette magnifique torsion du corps qui s'empare des joueurs à la passe. Proximité et éloignement de la balle, qui circule dans le jeu et s'immobilise dans le regroupement. Rapidité de la percée vers l'essai et patience de la poussée collective qui grignote du terrain. Mains qui serrent la balle au plus près du corps et qui s'en dessaisissent aussitôt qu'on est au sol. Force totale de la percussion et adresse totale de l'évitement.

    Même la feinte, si technique au foot, s'inscrit dans la totalité corps et prescrit la totalité au corps: un corps totalement allant, totalement pesant, totalement aérien, totalement campé, totalement mobile, totalement vaillant, totalement recueilli et retenu.

    En cela bien sûr le rugby est exemplaire de l'éducation, qui libère sous la condition de la contrainte. Mais au-delà d'un simple exemple, il est ce que les philosophes appelleraient un schème (n'ayons pas peur des gros mots !). Un schème inscrit l'idée dans la matière à la manière d'une règle : c'est comme un principe matérialisé.medium_BrumachonIcare.jpg

    Au rugby, la contrariété et la liberté qui en résulte, le vide et l'appropriation qu'il rend possible ne sont pas simplement travaillés dans un geste, dans une technique particulière, mais concernent toujours le corps tout entier, individuel et collectif, pris dans sa totalité et dans toutes ses propriétés (gravité, rapidité, adresse, extension, immobilité, consistance, fluidité, ténacité, versatilité...).medium_JobinThe_MoebiusStrip.jpg

    Ici comme dans la danse, il y en a pour tous les corps, pour toutes les vertus du corps et pour le corps tout entier.

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  • Des buts ou des points ?

    Des buts ou des points ? finesse du score

    Après quelques égarements hystéro-bougons, je reviens à une sérénité théorique.
    Oui, contrairement à l'apparence spontanée, brutale, immédiate, le rugby est un sport qui connaît les nuances, que dis-je : il est fondé sur la nuance, sur des déclinaisons de gammes continues, et non sur des hiatus discontinus. Bref, tout en finesse.

    Et pour commencer, un peu d'arithmétique, puisque toute rencontre sportive se traduit rationnellement par un décompte : ici le score.
    medium_but.2.jpg De quoi est fait un score au rugby ? De points, et non de buts. La distinction importe. Ce score composé de points n'est pas "gros". L'unité élémentaire qui le constitue (le point) a valeur alphabétique ou atomique : elle ne correspond en effet à aucun acte isolable sur le terrain, c'est un abstrait. On ne marque pas "un" point en faisant ceci ou cela, aucune action ne correspond à un point - on ne peut marquer un point que par une différence. On ne marque que des ensembles de points, un peu comme on écrit les mots avec des lettres de l'alphabet, lesquelles n'ont aucun sens de manière isolée. Les linguistes diraient qu'elles n'ont pas de pertinence en elles-mêmes (sauf cas rares, par ex "i" en latin impératif du verbe "eo").
    J'ose à peine rappeler le b-a ba : 5 pour un essai, 2 pour une transfo, 3 pour une pénalité, 3 pour un drop... C'est bien ça non ? (pour vérifier, voir sur le site le carnet de l'entraîneur).
    En revanche, la pertinence de l'unité se trouve dans le décompte, en tant que différence avec un autre décompte : on peut être devancé d'un point. Et ça fait une différence !

    Autrement dit : le score du rugby s'exprime en une langue évoluée, articulée en micro-éléments abstraits qui ne prennent leur valeur que dans la série et les différences entre séries. Et non une langue grossière, où chaque point correspond réellement à un acte de jeu isolable (le "but", vous voyez de quoi je parle ?) : dans ce dernier cas, on n'est même pas du niveau d'un syllabaire, on est dans un système de signaux, une pictographie où chaque signe correspond à une chose. Quelle pauvreté !

    L'une des conséquences de cette finesse du score articulé rejoint une idée que j'ai abordée dans un autre billet : le score est rarement fatal. medium_AndyGoodeKickEmpics.2.jpgCe qui est mortel, humiliant, n'est pas d'encaisser un but où tout se joue, mais une série de points, ce qui suppose la continuité entre plusieurs phases de jeu. Et si l'arbitrage n'est pas complètement aberrant ou partisan, la différence au score reste rationnelle, proportionnelle aux forces et aux habiletés en présence durant la rencontre.

    Une autre conséquence est la notion de choix tactique : tenter une pénalité plutôt que la jouer à la main ou choisir la pénaltouche, c'est essayer de maîtriser dans un calcul l'état du score, le moment du match, le temps qu'il reste, les éléments naturels (distance, vent)... rendre la contingence maniable.

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  • Pas de dieu (2) : seulement des "dieux"

    Pas de dieu  (2) : seulement des dieux, des demi-dieux et des héros


    Comme je le disais dans le billet précédent, il n’y a pas de dieu au rugby, pas de "fortune" qui fait entrer la balle dans une cage, pas de fatalité : les circonstances suffisent. Les circonstances et bien sûr aussi la force, l'habileté des équipes. La vie est déjà assez compliquée comme ça, alors pourquoi inventer un deuxième monde encore moins malléable que celui-ci ?

    Du reste on n'a pas besoin d'un dieu supplémentaire, caché et importun, puisque les dieux sont là, sur le stade, enmedium_Chiron.3.jpg direct : les dieux, les demi-dieux et les héros de l'épopée antique. Rien à voir avec une divinité féroce, jalouse, fatigante, irrationnelle, exclusive, possessive, qui prétend être la seule, et que par dessus le marché on est obligé d'aimer (et en plus qui ne rigole jamais). Ah ! laissez-moi souffler un peu et relire mes classiques : la mythologie antique, l'Iliade et l'Odyssée c'est quand même plus marrant !

    Ici c'est comme qui dirait les dieux de l’Olympe et les héros qui se déploient dans un éventail varié. Ils sont plusieurs, ils sont pleins de qualités, de vertus, de turpitudes et de défauts. Ils réussissent magnifiquement et ils se plantent lamentablement : ce sont des dieux et des héros à l'image des hommes, on remet les choses à l'endroit.

    Ils nous ressemblent, on se reconnaît :

    medium_Bandeaux.2.jpg

    il y a le trapu qui pousse fort, le hargneux qui ne lâche pas, le petit qui court vite, le calme qui regarde en lui-même avant de taper, le stratège qui voit la bonne combinaison et qui fait des grands signes, le surdoué qui sait tout faire et qui peut remplacer n'importe qui, le rusé qui extrait la balle en regardant autour de lui comme un chat qui chasse les taupes… Et cela vaut au mental comme au physique. Il y en a pour tous les talents, toutes les forces, toutes les erreurs, toutes les balourdises. Malgré l’uniformisation croissante des gabarits (vraiment très regrettable, mais hélas tendance "lourde"), c'est encore taillé à la mesure de l'humanité.

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