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Concepts, art, littérature - Page 9

  • Pas de dieu (1) : l'ovale et la contingence

    Il n'y a pas de dieu (1) : l'ovale (le "pas-rond") et la contingnence sont suffisants

    par Mezetulle

    On a dit tant de choses sur la forme ovale - c'est-à-dire et d'abord "pas ronde" - de la balle, que j'hésite presque à y aller de mon petit couplet. Ce machin est très évidemment biscornu, au sens strict et au sens figuré. medium_OldBall.jpgOn est aux antipodes d'un jeu de billard, à tenter de saisir le rebond de cette cote mal taillée, de cette perle baroque, là où on ne s'attend pas à ce qu'il soit. Plus le vent. La prévision est toujours en haleine, toujours poignante, souvent désavouée... les choses ne sont pas toujours malléables.

    Maintenant je vais lâcher les gros mots philosophiques - pourquoi non? après tout, on est entre gros calibres ! ce jeu n'a rien à voir avec le hasard et tout avec la contingence.

    Le hasard, la "Fortuna" des Anciens avec ses yeux bandés, c'est un dieu, un arrière-monde qui se joue de nous, qui décide pour nous, que nous défions, que nous supplions dans des prières païennes.

    La contingence, c'est ici et maintenant, avec les yeux ouverts : c'est l'imprévisibilité des choses, la force et la présence des choses qui sont ce qu'elles sont, et qui auraient pu être tout autres qu'elles ne sont. Mais pas besoin de leur attribuer une volonté, elles sont assez déroutantes comme ça... Et ici ça se voit, ça vous crève les yeux : c'est signé rien que par la forme de la balle, non pas ovale mais "pas-ronde", comme les choses de la vie.

    Un jeu qui montre et qui accepte autant la contingence n'a pas besoin du dieu hasard. Pour la même raison il n'a pas besoin de fatalité. Tout est là sous nos yeux, aucun "deus ex machina" ne vient tirer les ficelles, aucun dieu extérieur n'est à la source de l'heur et du malheur : les choses sont déjà assez compliquées comme ça, et on fait déjà assez de c... comme ça pour n'avoir pas besoin de recourir à un arrière-monde et pour devoir lui rendre un culte. Il faut saisir les circonstances, on le peut, on le doit, on le réussit, on le rate ; la vie est à la fois compliquée et rationnelle.

    Voilà pourquoi je crois aussi qu'on n'assiste pas à un match de rugby comme à un sacrement. Pas de fanatisation, parce que nulle fatalité : seuls les éléments et les forces en présence, dans leur variété, dans leur complexité, sont suffisants pour expliquer l'état des choses, la victoire ou la défaite - et non quelque force invisible qui fait par sa grâce ou sa disgrâce entrer une balle (ronde) dans une cage ou qui la projette sur un poteau - non ici, il y avait du vent, ça a glissé, le rebond n'était pas de ce côté, on n'a pas été bons, "ils" ont été plus forts ou plus intelligents, ou plus opportunistes. Le tout est d'être là au bon moment et de faire le bon geste. Le tout, et il en reste toujours.

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  • Plaies et bosses. Un corps glorieux et fragile

    Plaies et bosses. Arès et Aphrodite : un corps glorieux et fragile


    Mis à rude épreuve par tous les "contacts" dont j'ai parlé précédemment - d'ailleurs je m'interroge toujours, ayant les cervicales délicates, sur le moment d'impact accompagné d'un "han!" qui signe la rencontre des deux lignes avant en mêlée... comment se passe l'intrication des nuques? - le corps du joueur est promu au niveau d'un corps glorieux par les marques de souffrance qu'il porte pendant et après le match.
    medium_GenouBalafre.2.jpg
    Gloire tirée des contusions, des bleus, des salissures, des brûlures provoquées par les glissades au sol, des oreilles frictionnées, des pieds déchaussées et tournés, des crampes sautillantes. Et l'accoutrement qui va avec, bricolage opportuniste de ruban adhésif de plombier en bandeaux qui auréole le crâne des piliers, doigts enserrrés et baguettés par du chatterton, scotch magic sur les arcades sourcilières, lacets prenant des allures de bande velpeau tant ils font de tours et de tours. Sans parler de la graisse, immémorial truc qui huile la peau des athlètes depuis deux mille ans... Un bain de boue par dessus le marché, finalement, on comprend que ça ne fait pas de mal.

    Joueurs de rugby, vous avez bien des choses à partager avec les danseurs dont le corps, très exposé, connaît la peau chauffée et durcie par le contact avec le sol, - en un sens plus rudes que vous, car souvent offerts au choc et aux frottements dans une nudité que vous réservez, chochottes, à vos vestiaires et à vos calendriers !!! Même s'ils sont épargnés par les traumatismes guerriers qui vous envoient à l'hosto, avec leur cortège de fractures, luxations et K.-O, ils connaissent aussi la périostite, les hernies, ruptures de ligaments et autres aponévroses. Comme les montagnards-randonneurs, dont je suis, qui excellent à détourner le moindre morceau de grip de tennis, vous savez aussi toutes les ressources du sparadrap, de la "deuxième peau" et de l'akiléine anti-frottement.

    Mais deux limites.

    L'une d'équipement. 
    Certes quelques rembourrages sous le maillot et caleçons-maintien sous la culotte, le protège-tibia et le protège-dents d'usage. N'oublions pas le "casque", alignement comique de dominos en plastique mou qui vous fait une tête de batracien suffocant, hideuse et sublime, soulignant le promontoire nasal, abaissant d'un cran le verrouillage frontal presque au niveau d'un néanderthalien : quel beau moment lorsque vous l'ôtez pour retrouver votre vrai visage de sapiens.. ! Magne, Betsen, Pelous : vous êtes vraiment les plus beaux à ce moment là ! Mais rien qui ressemble à une carapace, encore moins à une armure, offensantes pour l'adversaire.. et déformantes pour l'oeil du public. Rien que du défensif soft.medium_Casque.2.jpg

    L'autre, plus qu'hygiénique : symbolique. Pas de sang. 
    Rassure-toi lecteur, je ne vais pas me lancer dans une dissertation d'anthropologie savante sur ce sujet. Juste un petit rappel qui m'évitera de très longs commentaires. A la moindre égratignure, le dieu grec de la guerre Arès tournait de l'oeil, avouant ainsi sa gémellité avec sa soeur Aphrodite, au cou si blanc !

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  • Sport "de contact" (3) Les corps

    Sport "de contact" (3) : les corps 

    J'en viens enfin, dans cette troisième note sur le contact, au corps-à-corps.

    Le contact avec le corps de l'adversaire.
    Il est admis, et même requis dans les regroupements (maul, mêlée), les plaquages, les "percussions". Il s'effectue selon des lignes de force et de mouvement variées : pousser, tirer à soi, recevoir l'élan adverse en même temps qu'on le percute.medium_PlaquageEvitement.jpg

    Cette admissibilité et cette obligation de contact est singulière dans un sport de balle et d'équipe - aucun des autres ne le pratique comme admissible et encore moins comme requis.

    Cela affecte bien entendu la notion d'évitement, de crochet, de zig-zag, de faufilement. Au rugby, l'évitement n'a pas pour objet l'interdiction de toucher l'adversaire, mais il est au contraire nourri de la possibilité de le faire. On n'évite pas l'autre parce que c'est interdit, on le fait parce que c'est un choix de jeu, parce que c'est l'occasion d'un leurre. L'évitement et le contact sont symétriques et non opposés.

    Le contact avec le corps du partenaire : enlacement scapulaire des premières lignes et imbrications épaules-fesse, bras-cuisses pour former la mêlée, poussée verticale pour la prise de balle à la touche, empilement des corps pour "soutenir" l'homme à terre qui va lâcher la balle.medium_Melee.2.jpg

    Tous ces contacts, d'apparence sauvage, sont en réalité disciplinés, parce que permis. Le rugby, contrairement aux apparences, fait dans la nuance, mais oui ! Il sait faire autre chose que le "tout interdit" et le "tout permis" (après match, et encore : quand ça se passe bien...) qui caractérisent un autre sport de balle en équipe dont on a compris que je ne l'aime pas. Nuance du permis-mais-pas-tout, canalisation, exercice et reconnaissance de la force, fabrique de jeux de mains mais pas de vilains.

    Contacts pensés parce que avoués et non forclos, visibles et non relégués dans un infra-monde d'où ils ne peuvent que surgir que comme d'un enfer. Il n'y a pas d'enfer au rugby parce que les forces infernales sont présentes : humanisées ici et maintenant.

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  • Sport "de contact" (2) La terre et la gravité

    Sport "de contact" (2) : la terre et la gravité 


    Qu'est-ce qu'un terrain dans un jeu de balle ? Au pire, une surface qui se fait oublier, sauf quand elle n'est pas bien entretenue. Une planéité d'accueil sur laquelle les joueurs évoluent et où la balle roule, avec des effets et des rebonds comme si elle était une particule élémentaire calculable - ainsi du parquet luisant ou de la surface synthétique où les baskets crissent et de la pelouse impeccable où s'agrippent les crampons du foot. Billard, effets, calculs, courses et arrêtés "au quart de tour". Au mieux c'est un miroir mécanique, principe des ressorts d'un rebond au principe du jeu, mais en droit prévisible - et dont la vitesse est variable : gazon, terre battue et plastique du tennis. Quel ennui, ce sol qui porte si mal son nom de terrain, lequel vient de "terre" !

    medium_Boue.jpgLe terrain du rugby garde les épices de la terre, sa sécheresse, son humidité, sa dureté, sa mollesse, sa viscosité, et cette réjouissante boue qui allonge les aplatis, fait déraper le crampon virant, déchausse le lourd pilier dans sa poussée, fait hoqueter l'en-avant, poisse la balle, macule le maillot d'une glorieuse salissure...

    On ne se contente pas d'y évoluer comme des anges qu'on n'est pas.medium_chute.jpg

    On ne s'y vautre pas complaisamment pour simuler quelque douleur imaginaire mais pénalisante pour l'adversaire : on y tombe lourdement et nécessairement, constitutivement, parce que le jeu le veut. Parce qu'on est soi-même un corps grave, parce qu'on est plaqué ou qu'on plaque, parce que la mêlée s'effondre, parce qu'on aplatit l'essai.

    La trilogie corps du joueur - balle - terre se conjugue, deux à deux, trois à trois, dans l'espace et dans le temps : contact nécesaire de la balle et du sol avant le coup de pied, rebond du drop, lâcher prise du joueur à terre.
    medium_Essai.2.jpg

     

    Elle atteint son apothéose et son cas spécial au moment de l'essai, validation du triple contact unissant joueur+balle+sol.

     

    Enfin le sol n'est pas un simple lieu, un site ou un moyen : c'est un véritable partenaire où il faut prendre ses appuis, eux aussi variés, lourds ou aériens, pour sauter ou pour s'affaler, pour virer, pour se retourner sur le côté comme un demi-scarabée, pour s'immobiliser, pour s'élancer, pour faire ployer les nuques adverses.

    La gravité ne s'oppose pas au jeu, elle le constitue : le rugby fonctionne comme la danse qui s'autorise de la gravité. Footballeur, basketteur, joueur de tennis peuvent se retrouver à terre, ridiculement. Seuls les danseurs et les joueurs de rugby s'y trouvent, ordinairement mais aussi glorieusement. 

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  • Sport "de contact" (1) : la balle, le joueur, la main

    Sport "de contact" (1) : la balle, le joueur, la main

    Ah, ce fameux "contact" ! comparaison toujours implicite et agaçante avec le foot... Mais alors que le foot pratique un "contact" brutal, méchant, sournois et transgressif (car en principe interdit) entre les joueurs se disputant la balle (je passe sous silence les papouilles et étreintes dès qu'un but est marqué : le spectacle en est tout aussi infantile), le rugby est une véritable culture du contact : il l'affiche, le permet, le civilise.

    Bien sûr quand on entend "contact" on pense aussitôt au contact entre les joueurs, mais le côté qui m’intéresse le plus n’est pas cet aspect choc "viril" (coment dit-on déjà ? ah oui, la "percussion"), c’est plutôt le contact du joueur avec la balle et aussi avec le sol, la terre. Aujourd'hui , je m'en tiendrai à la balle, ce machin ovale et semble-t-il parfois visqueux (voir l'article sur La Choule). Je parlerai également dans un autre billet de cette forme ovale.

    Au foot, on dit que la balle circule. Quelle pauvreté ! Au rugby, la balle ne fait pas que circuler : on la serre contre soi comme un objet chéri, cette "balle en forme d’Enfant Jésus" comme le dit Jean Lacouture(*).

    medium_Coquetier2.jpg

    On la pose délicatement comme si c’était un œuf avant de la taper en l'entourant de mini-maçonneries éphémères (petits talus en sable, en gazon - est-ce que la farine est autorisée ?) ou en recourant à cet accessoire en plastique qui ressemble vraiment à un coquetier.

    On est obligé de s’en dessaisir le plus ostensiblement possible quand on est à terre.

     On l’écrase avec son corps pour marquer l’essai - on l'"aplatit", comme si elle n'était déjà pas assez plate comme ça, mais cet aplatissement est aussi une signature…

    On la suit des yeux quand elle s'envole entre les poteaux ou en chandelle.

    On l'attend au rebond difficile à prévoir. On la cueille, bras mains et poitrine en cuillère dans l'arrêt de volée. On s'escrime en se poussant autour d'elle comme des bêtes en la dissimulant et dès qu'elle est sur le point de "sortir", on détricote les jambes pour bien montrer qu'elle est encore là ....medium_BalleRegroupement.3.jpg

     ....à dix centimètres des doigts avides du demi de mêlée : bientôt elle va passer des talons aux mains, dans une trajectoire dialectique comme celle des bateaux à voile : en arrière et sur le côté pour avancer...

     

    La balle, c’est à la fois ce qu’il y a de plus près et de plus loin, de plus fragile et de plus dur, de plus terrestre et de plus aérien, de plus rapide et de plus immobile, de plus caché et de plus visible. Son statut est multiple.

    medium_PresLoin2.3.jpg

     La balle n’est pas non plus un simple projectile qu'on envoie quelque part, ni un mobile que l’on manœuvre comme s’il était télécommandé. D'ailleurs un jeu de bistrot "baby rugby" sur le modèle du "baby foot", avec des leviers, des tubes coulissants et des percussions fixes, est impensable. Pas moyen de mécaniser ce machin-là, et les choses non mécanisables il faut les faire soi-même "à la main". C’est ainsi que je vois la main du rugbyman : la main n’est pas simplement un organe, mais surtout un schème. Ce jeu est de ceux qu’il faut jouer "à la main" comme quand je fais un calcul "à la main".

    Il ne suffit pas de dire qu'on joue au rugby avec les mains : c’est vraiment du "fait main".

    medium_LaMain.jpg

     (*) Jean Lacouture, Voyous et Gentlemen. Une histoire du rugby, Paris : Gallimard, 1973.

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