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Concepts, art, littérature - Page 7

  • Suite et fin d'une trilogie légendaire

    Suite et fin d'une trilogie légendaire

     par Mezetulle

    Je reprends mon exercice de généalogie légendaire au sujet du "Porthos de Cahors" dont il a été question dans ma note du 5 avril. Comme on l'a vu, cet Hercule paysan tenait de Jean Valjean la force de soulever une charrette transformée pour l'occasion en moissonneuse-batteuse. medium_CincinnatusLilleBA.jpg

    Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Henri Garcia, dans Les Contes du rugby (1), lui attribue encore d'autres exploits. Il maîtrise d'une seule main un étalon qu'on vient de châtrer - on retrouve sous une autre forme les boeufs non pas soulevés, mais "retournés" d'un revers de main du texte de Tillinac. Enfin, employé à l'entretien du stade de Cahors, il retourne le sol entièrement à la bêche, à la main... et, sollicité en 1961 pour une dernière tournée en Afrique du Sud, il préfère pourtant renoncer afin de poursuivre la construction de sa maison de ses mains.


    Il faut remonter un peu plus haut que Victor Hugo pour flairer ici la trace de deux sources anciennes, mais la réminiscence n'en est pas moins scolaire.

    medium_BucéphaleGrosMuséeLouvre.3.jpgLe jeune Alexandre le Grand dompta le cheval Bucéphale en le plaçant face au Soleil - une seule main lui avait certainement suffi pour cela : bien sûr c'est Plutarque et ses Vies...

    Quant au paysan-fondateur appuyé sur sa bêche (ou sur sa charrue) et qui retourne à son champ aussitôt sa tâche glorieuse accomplie sans se laisser séduire par d'autres sirènes politiques, il faut se tourner vers la fabuleuse histoiremedium_CincinnatusRomanelliLouvre.jpg romaine pour reconnaître le vertueux Cincinnatus... bien connu des générations de latinistes qui ont pâli sur le De Viris Illustribus d' Aurélius Victor.

    Guerriers politiques, paysans travailleurs et poètes conteurs ou scribes - tous adeptes d'un culte mythique de la force quelle qu'en soit la nature : la trilogie est parfaite, elle se décline dans chacun des personnages, dans chacune des légendes...

     Le rugby est nourri de ces mythes gréco-latins, qui puisent probablement leur source lointaine dans l'idéologie indo-européenne naguère étudiée par Georges Dumézil... Il n'est pas, comme certain sport manchot, une simple "culture", mais il est partie prenante d'une grande civilisation... dont il conserve la mémoire... et les mains !

    1 - Paris : La Table ronde, 1961.

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  • SF bat Brive, mais où sont les pavés ?

    Stade français bat Brive, mais où sont les pavés et le rugby des fortifs ?

      par Mezetulle

    De quoi faire enrager Tillinac et lui faire écrire encore de belles pages bougonnes comme je les aime. Paris bat Brive, on aura tout vu et  Alfredou Roques, le Porthos de Cahors issu de Tulle - mais qui préfère quand même Brive à Paris - en medium_SF-Brive070407_PhotoSF_.jpgavale un pavé surgi sous la pelouse de Jean Bouin (1).

    Soyons juste : comme chacun sait, Paris reste une grande ville corrézienne de France - même depuis que Chichi n'est plus maire !  - comme elle est aussi ville auvergnate, ariégeoise, italienne, bretonne, landaise, anglaise, maghrébine, béarnaise, américaine, africaine, chinoise, portugaise, thaïlandaise, turque, pakistanaise, indienne, espagnole, etc. Je parle bien sûr des habitants : car c'est la seule ville de France où il est à la fois rare et plutôt mal vu d'être né sur place !! Le pavé est intéressant parce que déraciné et gluant de la boue de tous les terroirs.

     Très loin des quartiers chics où les pavés et la boue font peur, faisons un tour au café Pelleport, jadis haut lieu du rugby des fortifs, comme le raconte Jean-Claude Lombard dans Dieu aime-t-il le rugby ? (éd. Belle journée en perspective, 2003)

    Il a découvert le rugby en 1941 à travers le SCUF:medium_LePelleport.jpg

    ...le vieux Sporting Club Universitaire de France qui aujourd'hui survit honorablement dans la catégorie "promotion d'honneur", comme s'il avait besoin de conquérir ce qui lui fut reconnu depuis plus de cent ans." [...] Paris était occupé, mais trois gosses du quartier Saint-Fargeau, Bernard, Léon et Jean-Claude, ne l'étaient guère, eux, quand le week-end arrivait..Nous fréquentions déjà Le Pelleport, café qui faisait face à la station de métro. On y parlait entre autres d'athlétisme puisque le fils du patron, José, courait le 100 mètres en onze secondes. [...]Je dois aujourd'hui un merci au Pelleport, suffisamment laxiste quant à l'accueil prohibé des mineurs non accompagnés, puisque c'est devant son comptoir que le grand salut SCUFiste nous arriva. Des junior, appartenant à l'équipe du SCUF, nous mirent au parfum de leurs pelouses enchantées - et, merveille! - dominicales. (p. 25-26)

    Moi aussi je suis un peu comme Tillinac, mutatis mutandis au coeur de Paris : c'est que, voyez-vous, on chercherait en vain un dieu du stade vêtu d'un maillot rose à l'Est d'une ligne La Chapelle-Alésia, et le XXe arrondissement pour eux, c'est probablement... la cambrousse... !

    Mais où sont les pavés ? Même devant "Le Pelleport" on les a ripolinés !

     (1) Voir l'excellent compte rendu d'Amélie Dutheil sur le site du SF... auquel j'emprunte la photo. En attendant les photos du match promises par Ovalove.

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  • Sur les traces d'un mythe herculéen

    Du "Porthos de Cahors" à Victor Hugo. Sur les traces d'un mythe herculéen

      par Mezetulle

    Une légende récurrente du rugby, liée au culte de la force, a attiré mon attention depuis longtemps. Je l'ai entendue medium_Boeufs.jpgpour la première fois sous forme orale dans l'Ariège, il y a une trentaine d'années. L'équipe de Lavelanet, connue pour son jeu dur, comptait "à l'époque" (un jadis de conte de fées, un "il était une fois") un pilier qui disait-on était capable de "soulever une paire de boeufs".

    Invraisemblable. Ce qui est invraisemblable n'est pas qu'un pilier de légende ait pu soulever plus d'une tonne (ça c'est normal), non : c'est qu'on ne voit pas par quel moyen une paire de boeufs pourrait rester assez solidaire pour être soulevée d'une pièce par une main, même herculéenne.
    Certainement pas par le joug. Fixé sur les cornes au moyen de liens de chanvre ou de cuir, il resterait inévitablement dans toute main qui le prendrait de bas en haut... Quant au reste de l'attelage, c'est également impossible quand on sait que dans ces régions montagneuses on n'utilise ni chariot à roues ni timon rigide, mais des traîneaux rattachés aux animaux par une chaîne.
    J'étais donc en présence d'un récit fabuleux.

    Et voilà que, au hasard de mes lectures, je retrouve un Hercule paysan bien plus précis sous la plume de Tillinac:

    Alfred Roques, le Pépé du Quercy, le Porthos de Cahors, pansu comme les piliers du Pont Valentré, témoin ou survivant d'un rugby français de la haute époque, d'essence gasconne et paysanne. On disait qu'il retournait des boeufs en les prenant par les cornes. On disait qu'il soulevait des voitures pour amuser les enfants. Des voitures, des tracteurs, des montagnes : on fabulait éperdument sur ce menhir taciturne ... (Denis Tillinac, Rugby Blues, Paris : La Table ronde, 1993, p. 16)
    La métaphore revenait sur les rails, ou plutôt dans les ornières, refluant des boeufs (retournés et non soulevés - mais on y reviendra dans un autre article) à l'objet rigide et inerte, le véhicule.
    L'illumination vint d'une troisième lecture. Les Contes du rugby (Paris : La Table ronde, 1961) où Henri Garcia donne à l'hisoire d'Alfred Roques une forme encore plus précise :
    Il y avait ceux, tels Miquel le coiffeur ou Ginel le boulanger, qui ne se consolaient pas de voir la puissance du fils Roques ainsi inemployée.
    -C'est-y pas malheureux, bon Dieu! de jouer les "manchots" avec des bras pareils!
    Alfred se contentait d'épater le canton de Cazes-Mondenard par de simples travaux de la ferme. C'est ainsi qu'un jour, alors qu'on installait la batteuse à la ferme des Roques, le cric se brisa. Tout le monde discutait en vain sur la meilleure méthode à employer pour mettre la lourde machine sur cales, lorsque l'Alfred qui écoutait sans mot dire s'avança :
    - Tenez-vous prêts avec les cales.
    Il se fit un silence général, lorsqu'il se glissa à quatre pattes sous l'énorme machine. Chacun retint son souffle et dans un gémissement rauque, la lourde masse décolla du sol." (p. 47-48)


    Cette fois, j'y étais.
    Voilà la version occitane d'une fable populaire contée par un des plus grands écrivains de langue française. Vous avez tous reconnu j'espère un célèbre passage des Misérables où Jean Valjean, sous le nom de M. Madeleine, soulève la charrette du père Fauchelevent et est reconnu par Javert à cause de ce trait herculéen. Rien n'y manque, pas même le cric défaillant.

    Je vous laisse le plaisir d'aller relire le passage sur le site BnFGallica :
    Victor Hugo, Les Misérables, Première partie, Livre V, chapitre 6 medium_HerculeAntee.jpg

    Qu'en conclure ? Ironiser sur la prétendue origine "gasconne" ? Non. Tout simplement dire que ce grand poète a été lu et relu par des générations de paysans, qui l'ont adopté avec la dimension qui lui sied. Poète assez fort lui-même pour soulever le poids d'un mythe herculéen et le recréer de toutes pièces.

    On vérifie alors ce que disait un autre géant de la pensée, Hegel : ce ne sont pas les dieux qui ont créé les hommes, ce sont les poètes qui ont inventé les dieux.

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  • Barbe-bleue des fleurs plein les yeux

    Barbe-bleue des fleurs plein les yeux : Rugby blues

      par Mezetulle

    Poursuivons la série "malins et balourds" initiée avant-hier  - et joyeusement relayée par Brother Rugby les Pins ici et encore - avec un récit rugueux, boueux, venteux, ensoleillé, fulgurant, plein de charme, réac et provocateur juste comme je les aime : Rugby Blues de Denis Tillinac (Paris : La Table ronde, 1993).

    Son écriture roborative réussit une prouesse : il y a presque plus de noms propres que de noms communs dans mainte page de cette prose qui devrait faire penser à un annuaire de téléphone et que pourtant on lit... comme un roman. Prouesse ironique (et sans doute savamment calculée) quand on sait que l'auteur, gentihomme campagnard bougon, héritier des "hussards" machos et hyperboliques, ne partage pas tant son litron de gros rouge avec Oulipo et autres Perec (pardon, Prc), qu'avec Antoine Blondin.medium_RugbyBlues1.jpg

    Il a beau essayer de faire croire qu'il est un mufle :

    Le rugby est masculin, le pansexualisme de ses chansons tourne en vase clos dans la libido des joueurs, ce sont des légionnaires en campagne, des hommes privés de femmes. Qu'ils se rattrapent en permission est une autre affaire, sur laquelle mieux vaut ne pas s'appesantir, encore que les épouses de rugbymen soient sans illusions. (p. 39)

    Il a beau multiplier les provocs et les déclarations superbes de mépris :

    En semant un club sur les sols ingrats d'en deçà de la Loire, on peut récolter une saison nationale, comme il advint à Besançon, puis à Arras. ça n'ira jamais bien loin. Certains ont le goût des cultures minoritaires, qui se font catholiques à Boston, footballeurs à Los Angeles, socialistes en Vendée. Je concède aux Flamands ou aux Lorrains le droit de jouer au rugby ; on s'y risque même en Allemagne. Je préfère voir valser les "gonfles" là où elles poussent toutes seules, autour des bastides ocre et rose. Question d'harmonie. (p. 43)

    On n'y croit pas, ou plutôt si : on y croit comme on croit à L'Iliade et à L'Odyssée, et c'est exactement ce qu'il faut.

    Et quelle candeur dans l'aveu qu'il fait quand même, ce rustre à la plume si fine et si forte, d'un petit pincement au coeur aporétique avec Paris, cité de rustres errants magnifiés par l'encre (celle des journaux et surtout des livres) et les tournées de bistrots, puis reconvertis en noeud pap et maillot rose... Je ne vous recopie pas les pages 87-89 (Parisjet'aimemoinonplus) : on croirait presque lire le plus parisien des poètes hurleurs, Léon-Paul Fargue.

    Célébrons donc avec lui, sur la note bleue qui nous chante que tout fout le camp, "les affinités secrètes du rugby et de la littérature" en relisant une page de ce Poème des malins et des balourds - la conjonction, comme on le verra, étant ici de stricte coordination et non d'alternative, allégorisée par le derby Tulle-Brive et plus au large par la dualité Corrèze-Aquitaine :

    Entre les deux, faut-il choisir ? J'aime les gladiateurs, les laboureurs, les déménageurs des packs. Leur code d'honneur sera peut-être le dernier vestige de l'antique chevalerie. J'aime les piliers de devoir, les seconde ligne de soutien, les boeufs qui poussent, plaquent, encaissent sans ciller et rendent la monnaie par déontologie. J'aime aussi les virtuoses aux semelles de feu, les harmoniques du jeu de ligne, les intrépides qui partent de leur en-but comme les Rois Mages vers Bethléem. Après tout il y a un siècle que le rugby communie sous les deux espèces, le pain des avants, le vin des trois-quarts. Deux façons d'être, deux hémisphères psychologiques. Dans mon panthéon, Boni côtoie d'humbles "mulets" aux tronches barrées de cicatrices. J'ai pris de vifs plaisirs en assistant à des joutes confinées dans le périmètre sulfureux des avants. C'est mon côté tulliste. Je ne me réjouis pas moins lorsqu'un ballon file de main en main à la vitesse de l'éclair. C'est l'école aquitaine. (p. 142-143)


    medium_LogoStadeFr.jpg

    Pour résumer, le portrait de Rossignol : "des allures de Barbe-bleue, des fleurs plein les yeux" (p. 100). J'ai bien envie ici de pousser aussi ma provoc en forme de gouaille (sous la pelouse, les pavés) : ça colle presque avec le logo... du Stade français !!!

     

    medium_tillinac2.2.jpg

    Allons tout ne fout pas le camp... Tillinac, je te pardonne d'avoir prophétisé en 1993 que "Paris n'aura été rugby que le temps d'une aimable mode"...

    Parce qu'un vrai poète c'est beaucoup mieux qu'un prophète !

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  • Petits malins et gros balourds

    "Guerre des styles" ou pluralité des corps ? Petits malins et gros balourds

     par Mezetulle

    Ce titre est un emprunt au livre de Christian Pociello Le Rugby ou la guerre des styles (1983, éd. Métailié), l'une des études les plus intéressantes de socio-anthropologie sportive sur le rugby.

    L'axe du livre repose sur des couples antinomiques, qui se déclinent dans le registre des corps (léger / lourd, premières lignes / arrières), dans celui des styles (champagne-finesse-évitement / massif-conquête-percussion) et où se reflètent des enjeux sociaux et politiques (Nord / Midi ; Paris / province ;  manuels / intellectuels ; anglo-saxons / latins).medium_Evitement_AP_.jpg

    "Guerre" que l'auteur épouse, du côté des "tribus du Sud qui ont le culte de l'ovale" (p. 399) dans un plaidoyer final "pour Goliath", célébrant la revanche des "gros balourds" et de la "culture paysanne" sur les "petits malins" urbains...medium_MechantSale.jpg

     

     

     

    A cela s'ajoute une sourde mais bien présente "guerre des sexes" que l'auteur ranime sans faire d'état d'âme par le

    rappel que, dans une culture où les valeurs féminines poursuivent leur irrépressible ascension, le rugby reste le rare conservatoire des vertus viriles et le précieux musée d'un art populaire méconnu : la "force paysanne". (p. 400-401).

    J'ai bien conscience de me livrer ici à une excessive schématisation de ce livre qui conserve toute sa richesse, notamment parce que la thèse plus profonde, au-delà de la bipolarisation que je viens de caricaturer, est que le rugby est une sorte de théâtre sportif qui cristallise et en même temps conjure les forces antagoniques à l'oeuvre dans la société :medium_Percussion_AP_.jpg

    Il met en scène et héroïse des différences de classes tout en assurant leur intégration communautaire ; en bref, il contient tout le monde social et exprime tous ses effets de style.

    On peut se demander à présent si l'antinomie des "petits malins" et des "gros balourds" qui se solderait par une revanche de ceux-ci contre ceux-là est toujours vivace et aussi évidente. L'uniformisation des gabarits permet peut-être d'ébranler ou du moins d'interroger ce schéma. Celle des styles de jeu également : on voit de plus en plus les différences culturelles entre nations traditionnelles du rugby s'estomper au profit non pas d'une uniformisation monotone, mais de l'intégration de la variété des styles dans chaque tradition ... la professionnalisation aidant.medium_MarcoBortolamiSaut_AP_.jpg

    Il reste cependant que, plus que tout autre sport (le plus proche étant à cet égard le cyclisme), et  nonobstant le "canon" qui s'impose de plus en plus (1,90m et 100 kilos), le rugby continue à concerner toutes sortes de corps et de morphologies - et on a même le droit d'être moche !

    Mais cette variété, si elle conserve toujours la modalité antagonique, a-t-elle toujours pour enjeu masqué une revanche sociale, territoriale, sexuelle et politique ? Il me semble que le modèle esthétique et pluraliste de la danse contemporaine à laquelle j'ai fait allusion plusieurs fois dans ce blog -  danse qui engage tout le corps dans son rapport à la gravité, à l'adresse et à la maladresse, à ses moments glorieux autant qu'à ses moments piteux et qui s'adresse à tous les corps - peut être convoqué. Cela renvoie peut-être à un bougé qui s'est produit en 25 ans dans ce "théâtre sportif" et dans les forces qui s'y déploient, s'y affrontent et s'y apprivoisent.

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