"Guerre des styles" ou pluralité des corps ? Petits malins et gros balourds
par Mezetulle
Ce titre est un emprunt au livre de Christian Pociello Le Rugby ou la guerre des styles (1983, éd. Métailié), l'une des études les plus intéressantes de socio-anthropologie sportive sur le rugby.
L'axe du livre repose sur des couples antinomiques, qui se déclinent dans le registre des corps (léger / lourd, premières lignes / arrières), dans celui des styles (champagne-finesse-évitement / massif-conquête-percussion) et où se reflètent des enjeux sociaux et politiques (Nord / Midi ; Paris / province ; manuels / intellectuels ; anglo-saxons / latins).
"Guerre" que l'auteur épouse, du côté des "tribus du Sud qui ont le culte de l'ovale" (p. 399) dans un plaidoyer final "pour Goliath", célébrant la revanche des "gros balourds" et de la "culture paysanne" sur les "petits malins" urbains...
A cela s'ajoute une sourde mais bien présente "guerre des sexes" que l'auteur ranime sans faire d'état d'âme par le
rappel que, dans une culture où les valeurs féminines poursuivent leur irrépressible ascension, le rugby reste le rare conservatoire des vertus viriles et le précieux musée d'un art populaire méconnu : la "force paysanne". (p. 400-401).
J'ai bien conscience de me livrer ici à une excessive schématisation de ce livre qui conserve toute sa richesse, notamment parce que la thèse plus profonde, au-delà de la bipolarisation que je viens de caricaturer, est que le rugby est une sorte de théâtre sportif qui cristallise et en même temps conjure les forces antagoniques à l'oeuvre dans la société :
Il met en scène et héroïse des différences de classes tout en assurant leur intégration communautaire ; en bref, il contient tout le monde social et exprime tous ses effets de style.
On peut se demander à présent si l'antinomie des "petits malins" et des "gros balourds" qui se solderait par une revanche de ceux-ci contre ceux-là est toujours vivace et aussi évidente. L'uniformisation des gabarits permet peut-être d'ébranler ou du moins d'interroger ce schéma. Celle des styles de jeu également : on voit de plus en plus les différences culturelles entre nations traditionnelles du rugby s'estomper au profit non pas d'une uniformisation monotone, mais de l'intégration de la variété des styles dans chaque tradition ... la professionnalisation aidant.
Il reste cependant que, plus que tout autre sport (le plus proche étant à cet égard le cyclisme), et nonobstant le "canon" qui s'impose de plus en plus (1,90m et 100 kilos), le rugby continue à concerner toutes sortes de corps et de morphologies - et on a même le droit d'être moche !
Mais cette variété, si elle conserve toujours la modalité antagonique, a-t-elle toujours pour enjeu masqué une revanche sociale, territoriale, sexuelle et politique ? Il me semble que le modèle esthétique et pluraliste de la danse contemporaine à laquelle j'ai fait allusion plusieurs fois dans ce blog - danse qui engage tout le corps dans son rapport à la gravité, à l'adresse et à la maladresse, à ses moments glorieux autant qu'à ses moments piteux et qui s'adresse à tous les corps - peut être convoqué. Cela renvoie peut-être à un bougé qui s'est produit en 25 ans dans ce "théâtre sportif" et dans les forces qui s'y déploient, s'y affrontent et s'y apprivoisent.
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